EXTRAITS......
--« Tu fréquentes une goy! Mais tu es devenu fou ou quoi! Tu veux que ton père y te tue! Et moi, par-dessus le marché! »
Richard avait pris son courage à deux mains pour annoncer à sa mère les sentiments que lui inspirait la petite Carmen Solivérès. Plus d’une fois, les mains moites et les lèvres sèches, le souffle court et la gorge serrée, il avait désiré entraîner sa « mamma juive » sur le chemin de la confidence mais il avait imaginé l’effarement, l’inquiétude, les larmes peut-être de « sa douce » si douée pour le mauvais sang. Alors, il avait renoncé malgré la promesse faite à Carmen, la jolie Carmen, complice de cupidon, au regard de braise et au corps de liane. Chaque jour était un autre jour et « demain, le Bon D.... il sera grand! ».
Fils aîné d’une famille juive originaire d’Alger, il lui fallait demeurer le phare dont la lumière éblouirait le ciel constellé d’étoiles de son jeune frère et de sa petite sœur. A lui de tracer le sillon. A eux d’ensemencer la terre. Il serait l’exemple à suivre, le MOÏSE des temps modernes. Aucun faux-pas ne lui était permis, ne lui serait pardonné.
--« Mais, manman, c’est une pied-noir! Elle est née à Perrégaux! » se défendit Richard en espérant que l’appartenance de sa belle au triste cortège des « rapatriés » la disculperait aux yeux de sa mère.
--« Toute pied noir qu’elle est cette petite et même si elle est belle comme le jour et ça, j’en doute pas une seconde, elle est pas juive, la pauvre ! »
--« Et alors parce qu’elle est catholique, y faut la jeter aux chiens ! C’est pas de sa faute si ses parents y sont pas juifs ! »
--« Qui c’est qui te dit de la jeter aux chiens, des fois j’te jure, toi ! Tu sais mon fils que chez nous on se marie entre juifs, c’est comme ça depuis la nuit des temps et toi, tu feras comme tout le monde, tu épouseras une juive ! »
--« Purée ! Jamais on peut déroger à la règle alors ! »
--« Hou, comme tu parles bien mon fils ! Mais la vérité, tu me fatigues ! Allez, va dans ta chambre que je lave le parterre. »
Lisette Benaim avait le don de clore les discussions qui posaient problème, laissant souvent son interlocuteur amusé ou désemparé. Richard regarda sa mère, sa douce, sa « mamma juive » entrer dans la cuisine où elle élevait ses garçons les mains dans la farine et le cœur en pays de nostalgie. Trois cadres accrochés au mur de SA cuisine lui parlaient à chaque instant de sa ville natale, de la casbah judéo-arabe de sa jeunesse et du cabanon de la Pointe-Pescade. Images arrachées à la tourmente, souvenirs pastellisés d’un monde disparu qui savaient se faire oublier pour mieux s’éterniser dans sa mémoire d’exil. Parfois, souvent, elle s’asseyait sur un tabouret, le regard perdu dans une quête illusoire d’autrefois. Alors, le temps ralentissait sa course, s’immobilisait et revisitait le passé, ses années d’enfance et de deuil, ses printemps lumineux et ses hivers pointillés, ses bonheurs dérisoires et ses chagrins étouffés. Un bol de café au lait dans les mains, la fumée de ses marmites enveloppant sa solitude, elle n’était plus qu’une Algéroise en exil, déracinée au cœur lourd. Alors, par la magie de la mémoire, son environnement s’endimanchait de voisinage exubérant, sa maison de jadis résonnait de bruit et de fureur, de cris de joie et de disputes de bonne santé entre son mari et ses trois frères pour une belote de mauvaise foi et de bonne santé. Et puis, le présent la rattrapait par la sonnette de la porte ou la sonnerie du téléphone. Elle poussait un soupir venu de la nuit des temps et s’arrachait à ces doux moments empruntés aux souvenirs..............
Richard avait pris son courage à deux mains pour annoncer à sa mère les sentiments que lui inspirait la petite Carmen Solivérès. Plus d’une fois, les mains moites et les lèvres sèches, le souffle court et la gorge serrée, il avait désiré entraîner sa « mamma juive » sur le chemin de la confidence mais il avait imaginé l’effarement, l’inquiétude, les larmes peut-être de « sa douce » si douée pour le mauvais sang. Alors, il avait renoncé malgré la promesse faite à Carmen, la jolie Carmen, complice de cupidon, au regard de braise et au corps de liane. Chaque jour était un autre jour et « demain, le Bon D.... il sera grand! ».
Fils aîné d’une famille juive originaire d’Alger, il lui fallait demeurer le phare dont la lumière éblouirait le ciel constellé d’étoiles de son jeune frère et de sa petite sœur. A lui de tracer le sillon. A eux d’ensemencer la terre. Il serait l’exemple à suivre, le MOÏSE des temps modernes. Aucun faux-pas ne lui était permis, ne lui serait pardonné.
--« Mais, manman, c’est une pied-noir! Elle est née à Perrégaux! » se défendit Richard en espérant que l’appartenance de sa belle au triste cortège des « rapatriés » la disculperait aux yeux de sa mère.
--« Toute pied noir qu’elle est cette petite et même si elle est belle comme le jour et ça, j’en doute pas une seconde, elle est pas juive, la pauvre ! »
--« Et alors parce qu’elle est catholique, y faut la jeter aux chiens ! C’est pas de sa faute si ses parents y sont pas juifs ! »
--« Qui c’est qui te dit de la jeter aux chiens, des fois j’te jure, toi ! Tu sais mon fils que chez nous on se marie entre juifs, c’est comme ça depuis la nuit des temps et toi, tu feras comme tout le monde, tu épouseras une juive ! »
--« Purée ! Jamais on peut déroger à la règle alors ! »
--« Hou, comme tu parles bien mon fils ! Mais la vérité, tu me fatigues ! Allez, va dans ta chambre que je lave le parterre. »
Lisette Benaim avait le don de clore les discussions qui posaient problème, laissant souvent son interlocuteur amusé ou désemparé. Richard regarda sa mère, sa douce, sa « mamma juive » entrer dans la cuisine où elle élevait ses garçons les mains dans la farine et le cœur en pays de nostalgie. Trois cadres accrochés au mur de SA cuisine lui parlaient à chaque instant de sa ville natale, de la casbah judéo-arabe de sa jeunesse et du cabanon de la Pointe-Pescade. Images arrachées à la tourmente, souvenirs pastellisés d’un monde disparu qui savaient se faire oublier pour mieux s’éterniser dans sa mémoire d’exil. Parfois, souvent, elle s’asseyait sur un tabouret, le regard perdu dans une quête illusoire d’autrefois. Alors, le temps ralentissait sa course, s’immobilisait et revisitait le passé, ses années d’enfance et de deuil, ses printemps lumineux et ses hivers pointillés, ses bonheurs dérisoires et ses chagrins étouffés. Un bol de café au lait dans les mains, la fumée de ses marmites enveloppant sa solitude, elle n’était plus qu’une Algéroise en exil, déracinée au cœur lourd. Alors, par la magie de la mémoire, son environnement s’endimanchait de voisinage exubérant, sa maison de jadis résonnait de bruit et de fureur, de cris de joie et de disputes de bonne santé entre son mari et ses trois frères pour une belote de mauvaise foi et de bonne santé. Et puis, le présent la rattrapait par la sonnette de la porte ou la sonnerie du téléphone. Elle poussait un soupir venu de la nuit des temps et s’arrachait à ces doux moments empruntés aux souvenirs..............
--« Regardes-moi, Carmen! Moi vivant, jamais tu épouseras un juif, un arabe ou même un martien. Je te tue plutôt! Ta mère et moi, on t’a promise au fils de Manu. Tu l’as oublié? »
Bien sur qu’elle n’avait pas oublié Sauveur, son frère d’amitié. Mais il n’était pour elle, qu’un ami d’enfance. Jamais l’amour ne s’était glissé dans leurs jeux.
La petite avait regardé son père droit dans les yeux comme pour y chercher une exagération espérée.
--« Mais Papa, toujours tu disais, et maman aussi, que là-bas vous faisiez aucune différence entre les communautés? »
--« Et on le maintient. Mes amis, y s’appelaient Aboulker ou Hamad mais jamais je leur aurais donné ma fille en mariage parce que les juifs y se mariaient entre eux, les arabes également et nous autres, çà nous venait même pas à l’esprit d’épouser une fille qui prie dans une mosquée ou dans une synagogue. Et pourtant, ils étaient nos amis! »
Carmen s’était tournée, alors, vers sa mère pour lire dans ses yeux un éventuel encouragement à défier l’autorité paternelle. Rosette Solivérès ne broncha pas. Au contraire, elle se blottit sous le bras protecteur de son mari et renchérit :
--« Ton père, il a raison, ma fille! Sauveur, on le connaît. Il est de chez nous. C’est un fils de bonne famille. Ce Richard! Comment tu dis qu’il s’appelle, déjà? »
--« Benaim! Richard Benaim y s’appelle, et ses parents, c’est des gens très bien! Et puis d’abord, vous les connaissez. Le père, il est musicien, pianiste je crois! Et sa mère, tous les jours tu la rencontres sur le marché, alors! »
--« Son père, il est musicien comme moi ch’uis toréador! C’est pas demain la veille qu’il passera à la télévision avec son orchestre arabe! » ironisa Joseph.
--« A t’écouter, on croirait que tu considères pas les juifs comme des pieds noirs! »
--« j’ai pas dit çà! Et ta mère non plus, mais un juif c’est d’abord un juif et après, seulement, c’est un pied noir! »
--« Et Enrico Macias, si c’est un pied noir différent, pourquoi vous pleurez comme des madeleines quand y chante? »
Devant l’agacement de son mari, Rosette Solivérès s’approcha de sa fille, lui prit le bras et poursuivit:
--« Tu as raison, ma fille! C’est ton père qui s’est mal exprimé. Il a jamais voulu dire que les juifs, ils sont moins pieds noirs, moins beaux ou moins intelligents que nous autres. Jamais, il a voulu dire que les oranais, on est mieux que les Algérois ou les Constantinois; seulement, tu le connais, il choisit mal ses mots. Il veut dire tout simplement que tu dois épouser un garçon de chez nous. Un catholique pied noir; Oranais si possible. Perrégaulois encore mieux. Et Sauveur par dessus le marché! Tu sais, ma fille, pour être heureuse dans la vie, il faut tout partager avec son mari. Comment veux tu avoir des affinités avec un breton ou un Cht’imi ou un provençal? Qu’est-ce qu’il comprendra de ta nostalgie, tu peux me le dire! Il t’enverra balader, un point c’est tout! Et tu veux qu’j’te dise: il aura bien raison! »
--« A la seule différence près que Richard est né à Alger, que c’est un pied noir cent pour cent « tramousse et calentica » même qu’à Alger, ils disent « calentita », qu’il est juif et que je suis catholique mais je n’oublie pas que tu étais italienne et papa, espagnol. Çà vous a pas empêché d’être heureux et d’avoir beaucoup de points communs. »
--« Hou, ma fille! Tu me fatigues, hein! Tu peux me dire qu’est-ce que tu connais à la religion juive? Tu sais les contraintes religieuses, les tables de la loi, tu connais l’histoire du peuple juif..... »
--« Mais maman, j’épouse Richard Benaim, j’épouse pas le peuple juif! »
--« C’est du pareil au même! Rentrer dans une famille juive, c’est adopter sa religion, sa foi, sa façon de regarder les autres, c’est des rites immuables depuis des millénaires. Epouser un juif, c’est épouser sa religion! » .....................
Bien sur qu’elle n’avait pas oublié Sauveur, son frère d’amitié. Mais il n’était pour elle, qu’un ami d’enfance. Jamais l’amour ne s’était glissé dans leurs jeux.
La petite avait regardé son père droit dans les yeux comme pour y chercher une exagération espérée.
--« Mais Papa, toujours tu disais, et maman aussi, que là-bas vous faisiez aucune différence entre les communautés? »
--« Et on le maintient. Mes amis, y s’appelaient Aboulker ou Hamad mais jamais je leur aurais donné ma fille en mariage parce que les juifs y se mariaient entre eux, les arabes également et nous autres, çà nous venait même pas à l’esprit d’épouser une fille qui prie dans une mosquée ou dans une synagogue. Et pourtant, ils étaient nos amis! »
Carmen s’était tournée, alors, vers sa mère pour lire dans ses yeux un éventuel encouragement à défier l’autorité paternelle. Rosette Solivérès ne broncha pas. Au contraire, elle se blottit sous le bras protecteur de son mari et renchérit :
--« Ton père, il a raison, ma fille! Sauveur, on le connaît. Il est de chez nous. C’est un fils de bonne famille. Ce Richard! Comment tu dis qu’il s’appelle, déjà? »
--« Benaim! Richard Benaim y s’appelle, et ses parents, c’est des gens très bien! Et puis d’abord, vous les connaissez. Le père, il est musicien, pianiste je crois! Et sa mère, tous les jours tu la rencontres sur le marché, alors! »
--« Son père, il est musicien comme moi ch’uis toréador! C’est pas demain la veille qu’il passera à la télévision avec son orchestre arabe! » ironisa Joseph.
--« A t’écouter, on croirait que tu considères pas les juifs comme des pieds noirs! »
--« j’ai pas dit çà! Et ta mère non plus, mais un juif c’est d’abord un juif et après, seulement, c’est un pied noir! »
--« Et Enrico Macias, si c’est un pied noir différent, pourquoi vous pleurez comme des madeleines quand y chante? »
Devant l’agacement de son mari, Rosette Solivérès s’approcha de sa fille, lui prit le bras et poursuivit:
--« Tu as raison, ma fille! C’est ton père qui s’est mal exprimé. Il a jamais voulu dire que les juifs, ils sont moins pieds noirs, moins beaux ou moins intelligents que nous autres. Jamais, il a voulu dire que les oranais, on est mieux que les Algérois ou les Constantinois; seulement, tu le connais, il choisit mal ses mots. Il veut dire tout simplement que tu dois épouser un garçon de chez nous. Un catholique pied noir; Oranais si possible. Perrégaulois encore mieux. Et Sauveur par dessus le marché! Tu sais, ma fille, pour être heureuse dans la vie, il faut tout partager avec son mari. Comment veux tu avoir des affinités avec un breton ou un Cht’imi ou un provençal? Qu’est-ce qu’il comprendra de ta nostalgie, tu peux me le dire! Il t’enverra balader, un point c’est tout! Et tu veux qu’j’te dise: il aura bien raison! »
--« A la seule différence près que Richard est né à Alger, que c’est un pied noir cent pour cent « tramousse et calentica » même qu’à Alger, ils disent « calentita », qu’il est juif et que je suis catholique mais je n’oublie pas que tu étais italienne et papa, espagnol. Çà vous a pas empêché d’être heureux et d’avoir beaucoup de points communs. »
--« Hou, ma fille! Tu me fatigues, hein! Tu peux me dire qu’est-ce que tu connais à la religion juive? Tu sais les contraintes religieuses, les tables de la loi, tu connais l’histoire du peuple juif..... »
--« Mais maman, j’épouse Richard Benaim, j’épouse pas le peuple juif! »
--« C’est du pareil au même! Rentrer dans une famille juive, c’est adopter sa religion, sa foi, sa façon de regarder les autres, c’est des rites immuables depuis des millénaires. Epouser un juif, c’est épouser sa religion! » .....................
......Moïse Zekri attendait Carmen depuis bientôt une demi-heure et cela avait l’air de l’agacer souverainement. La porte de son bureau s’ouvrit prestement sur une Carmen pas mal essoufflée.
--« Pardon, monsieur le rabbin. Mais mon père y m’a fait un de ces pataquès. Il voulait que je reste à la maison pour aider ma mère à faire les mounas pour mardi. Et comme je suis quand même sortie, y croit maintenant que je vais voir un autre garçon que Richard. »
Devant l’air dépité de Carmen, le rabbin rentra sa colère pour ne plus penser qu’au problème moral posé par la conversion de la jeune fille.
--« Cela me laisse supposer que ton père n’est toujours pas au courant de ton projet de conversion au judaïsme ? »
Devant la réponse négative de Carmen, le rabbin s’assit à son bureau et prévint :
--« Ecoute petite, je ne veux en aucune manière aller à l’encontre de ton désir. Je suis même prêt à t’aider dans tous tes projets et même à te donner des cours particuliers mais jamais contre l’avis de tes parents. Tu dois les mettre au courant. Et qu’ils soient d’accord. »
Devant la rébellion de Carmen, Moïse Zekri continua :
--« Dis toi bien que la pilule sera dure à avaler pour eux et il vaut mieux les mettre au courant. De toutes manières, rien ne se fera sans l’assentiment des tiens. »
--Ca se voit que vous ne connaissez pas mon père! Conflit il y aura, c’est sur et certain. »
--« je te le dis et je te le répète, je suis à ta disposition pour rencontrer tes parents, je ne peux pas faire plus, ma fille ! »...........
........Dès les premières lueurs de l’aube, le kibboutz fût réveillé par les haut-parleurs du camp. Richard, déjà levé, une serviette autour de la taille pour seul vêtement sortit sur le pas de la porte de sa chambrée.
« Le nouveau ministre de la défense, Moshé Dayan, a été investi cette nuit … » Aussitôt, telle une traînée de poudre, la nouvelle se répandit, déclenchant cris de joie et you-you, une liesse qui étonna les « touristes » pour lesquels le nom du soldat borgne ne rencontrait guère d’écho.
Le kibboutz se préparait à la conflagration, suivant à la lettre les consignes de sécurité. Le déclenchement des hostilités semblait imminent. Paulo avait perdu son envie de taper cinq, Victor avait retrouvé le chemin de Dieu, priant à chaque heure du jour et de la nuit. Roland se laissait bercer par la musique de ses amours. Seuls Jacky et Richard tamisaient leur propre angoisse par les plaisanteries de jeunesse dont ils étaient friands.
Parfois, lorsque leurs fonctions respectives leur en laissaient le loisir, ils s’isolaient avec leurs amis afin de se remonter le moral. A cinq, la peur s’apprivoise plus facilement. Alors, ils parlaient du temps jadis de l’Algérie lorsque l’insouciance habitait leur enfance malgré la guerre, malgré les bombes, malgré le sang. Cette Algérie qui leur avait permis de tutoyer les affres de la cruauté humaine et les avait conduit sur le chemin de la désinvolture devant les « événements » et son cortège d’attentats. Comme les « sabras » nés en Israël, ils étaient des enfants de la guerre même si la France n’avait jamais employé de termes guerriers et les avait remplacés par « maintien de l’ordre », «évènements », et autres sottises aseptisées. ......
« Le nouveau ministre de la défense, Moshé Dayan, a été investi cette nuit … » Aussitôt, telle une traînée de poudre, la nouvelle se répandit, déclenchant cris de joie et you-you, une liesse qui étonna les « touristes » pour lesquels le nom du soldat borgne ne rencontrait guère d’écho.
Le kibboutz se préparait à la conflagration, suivant à la lettre les consignes de sécurité. Le déclenchement des hostilités semblait imminent. Paulo avait perdu son envie de taper cinq, Victor avait retrouvé le chemin de Dieu, priant à chaque heure du jour et de la nuit. Roland se laissait bercer par la musique de ses amours. Seuls Jacky et Richard tamisaient leur propre angoisse par les plaisanteries de jeunesse dont ils étaient friands.
Parfois, lorsque leurs fonctions respectives leur en laissaient le loisir, ils s’isolaient avec leurs amis afin de se remonter le moral. A cinq, la peur s’apprivoise plus facilement. Alors, ils parlaient du temps jadis de l’Algérie lorsque l’insouciance habitait leur enfance malgré la guerre, malgré les bombes, malgré le sang. Cette Algérie qui leur avait permis de tutoyer les affres de la cruauté humaine et les avait conduit sur le chemin de la désinvolture devant les « événements » et son cortège d’attentats. Comme les « sabras » nés en Israël, ils étaient des enfants de la guerre même si la France n’avait jamais employé de termes guerriers et les avait remplacés par « maintien de l’ordre », «évènements », et autres sottises aseptisées. ......
--« Moshé Dayan », leur expliqua le commandant,
« c’est un type qui a des couilles ! Et je vous assure qu’elles sont pas en chocolat comme votre De Gaulle ou votre Debré »
--« Qué notre De Gaulle ! Ca va pas non ! » se vexa Paulo qui n’avait pas compris qu’il fallait lire entre les lignes les propos du commandant qui, en tant que tunisien de naissance, avait suivi, la rage au cœur, la descente aux enfers de ses compatriotes d’Algérie.
--« Peu importe ! » trancha le commandant. « En venant ici, vous saviez que ce pays est en guerre depuis sa création. Vous saviez, et vos parents également, que les arabes désirent plus que tout au monde nous rejeter à la mer. Israël est une épine dans le pied du monde arabe. Mais Israël est fort. Et pourquoi il est fort ? Parce que contrairement à nous autres les gens d’Afrique du Nord qu’on avait la France comme dernier refuge, rappelez vous la valise ou le cercueil, la devise d’Israël et des Israéliens c’est le cercueil ou le cercueil. Vous comprenez pourquoi on n’a pas d’autre alternative que la victoire. Tous ensembles. Comme un seul homme. Comme un seul peuple qu’on est devenu par la grâce d’Israël. L’errance s’est arrêtée ici. »
Le lyrisme du discours ne ressemblait en rien au personnage du commandant. Les cinq amis écoutaient religieusement ce petit homme bourru, presque frustre dans ses propos de tous les jours. A l’instar de l’assemblée des kibboutzim galvanisée par l’élan patriotique engendré par cette intervention unificatrice.
Richard retrouvait en ce lieu et en cet instant l’émotion de son enfance lorsque le 13 mai de lumière chavira l’Algérie toute entière. La musique militaire claquant dans le ciel immense avant de glisser du Plateau des Glières vers l’azur triomphant nimbé de tricolore. Les «mancaoura » obligés pour aller communier avec la foule du Forum, le Gouvernement Général, ce superbe bâtiment, ce gigantesque navire descendant vers la mer, pris d’assaut par les matelots algérois afin que la France se dote d’un capitaine au long cours digne des plus grands navigateurs. Hélas ce fut De Gaulle.
Aujourd’hui, presque dix ans après, Richard savait gré à Israël de lui fournir l’occasion de revivre pareils instants. D’impulser de nouvelles et semblables sensations, de ressusciter de telles émotions, de redonner un sens à sa vie, si éloigné de la futilité de ses angoisses de petit bourgeois cannois. Il écoutait battre tous les sentiments de son cœur qui lui parlait, bien sur, de Carmen, de sa nostalgie, de la réussite de ses études, de la dislocation de ses amitiés mais qui lui révélait d’autres sortilèges et une autre raison de vivre à l’unisson de ses frères coreligionnaires, d’Israël et d’un idéal à la mesure de la grandeur de son âme. .........
......Une escouade de l’armée devait se préparer à rallier Charm El Cheik dans la matinée pour se mettre au service du commandant en chef de la région. Comme tous ses camarades, Richard n’avait en rien rechigné à cette expédition qui les sortait de leur routine quotidienne, une expédition que personne n’appréhendait mais qui se révéla particulièrement meurtrière. En effet, avant même d’arriver à destination, sur une route sinueuse et caillouteuse, le camion qui ouvrait la voie fut soudainement coupée en deux par une explosion qui brisa net l’élan du convoi. Une colonne de fumée acre et dense se dissipa peu à peu pour laisser les regards hébétés deviner l’étendue des dégats. Trois corps déchiquetés gisaient au milieu des gravats. Une mine datant de la guerre des six jours dont personne ne se souciait venait de se rappeler au mauvais souvenir de l’armée israélienne en brisant la vie de trois jeunes soldats. Le nombre des blessés ne fut communiqué que dans la soirée. Richard faisait partie des plus salement touchés, une jambe ravagée par une bombe fragmentée. Evacué sur l’hôpital militaire de Charm El Cheik, il s’avéra que ses jours n’étaient pas comptés mais les chirurgiens devant l’urgence décidèrent d’opérer immédiatement sans attendre le feu vert du médecin-chef de l’hôpital. L’intervention dura cinq heures, la jambe de Richard criblée d’éclats fut sauvée mais des séquelles importantes résulteraient de l’opération.
Léon et Prosper, assis à la terrasse de la Brasserie de la plage, contemplaient le paysage qui s’offrait à leur vue, deux jolies nymphettes s’ébattaient dans l’onde argentée, une famille parisienne, la peau blanche fraichement débarquée sur la côte, se réchauffait au soleil généreux de Cannes, l’été éclaboussait de lumière les établissements du bord de mer où la jeunesse s’en donnait à cœur joie entre musique et vespa pétaradante, c’était l’été, l’insouciance, le bonheur.
Lisette se promenait dans les allées du marché parmi les couleurs et les effluves qui lui rappelaient tant Alger. Elle faisait le trajet à pas lents, soupesant un melon qu’elle sentait , le faisait crisser sous ses doigts en écoutant son cœur comme au temps jadis du marché de la rue Randon de sa jeunesse, prenant tout son temps pour choisir les blettes de la t’fina ou les fèves du couscous au beurre et au petit lait, rencontrant une amie ou une connaissance pour faire un petit brin de causette, enfin elle joignait l’utile à l’agréable au milieu des gens, des fleurs et des épices.
Ce samedi s’annonçait tranquille entre sieste, promenade et repas frugal. Comme d’habitude, comme toujours. Mais une boule à l’estomac empêchait Lisette de goûter ces instants de quiétude sans savoir quelle en était la raison. Elle mit cela sur le compte d’une mauvaise digestion et ne s’en soucia plus. Sa future belle-fille arriva sur le coup de quinze heures pour aller faire les magasins de la rue d’Antibes. Il était quinze heures vingt quatre exactement quand le téléphone retentit. La nouvelle tomba, glacée et suffocante à la fois, telle une dérision qui se dérobait à la vérité, sournoise et cinglante comme un coup de fouet pris en plein visage, qui donne envie de rire et de pleurer, que l’on ne croie pas tellement la nouvelle est énorme, angoissante et envahissante. Non, ce n’était pas vrai, c’était une plaisanterie, on allait se réveiller pour reprendre la vie telle qu’on l’avait quittée, heureuse auprès de cette fille de feu qui adore ce fils bien aimé. La voix au téléphone qui parle et que l’on écoute plus, le fils qui est sorti d’affaire mais qui se trouve à des milliers de kilomètres si loin des bras de sa mère, de sa famille, des siens. Le bourdonnement qui s’estompe, la fiancée dont le regard reflète son angoisse, son visage dessiné pour le bonheur et que la stupeur a démaquillé, des paroles qui se veulent rassurantes mais allez dire à une mère juive de laisser passer l’orage sans se faire du mauvais sang, et le mari, le père de Richard qui se pavane sur la plage ou qui joue aux cartes, insouciant et heureux, pendant que son fils, les yeux de ses yeux, se tord sur un lit de douleur, seul, si loin de sa mère. Non, il faut aller le voir, même si c’est loin, même si ça coute cher, il faut qu’il sente tout l’amour qui danse autour de lui, le soutenir dans ces moments difficiles, il n’y a que sa famille qui est importante, sa famille et sa fiancée. Le téléphone raccroché, hébétée, la mère regarde la belle fille en devenir, comment apprendre la terrible nouvelle sans éclater en sanglots, sans transmettre l’angoisse qu’elle doit apprendre à apprivoiser avant que de connaître la monstrueuse vérité. Pourtant, le cœur renferme des ressources insoupçonnées lorsqu’il est confronté à l’insoutenable. Seules les deux femmes se réconfortent en répétant comme une litanie : « se jours ne sont pas en danger. »..................
.........Lisette, dans un état second, remerciait le ciel, le bon dieu, Hachem et même Allah réunis dans une même prière œcuménique alors que Carmen calculait déjà comment se rendre en Israël.
--« Ne t’en fais pas, ma fille. On t’emmène avec nous ! »
Puis après un silence qu’elle avait sans doute mis à profit pour trouver la meilleure façon de protéger son époux.
--« Comment je vais le dire à mon mari ? »
Lisette désirait le préparer avant de le confronter à l’inéluctable, la fatalité judéo-arabe faisant le reste. Elle décida d’aller à la plage pour lui apprendre la déchirure devant ses amis, dans le brouhaha d’un café autour d’une partie de belote, il n’oserait pas exprimer toute sa peine, pensait-elle. Elle prit bien soin de préciser que son enfant était blessé mais que ses jours n’étaient pas le moins du monde en danger. Léon et Prosper reçurent ce coup dur avec retenue, taisant leur émotion qui transparaissait pourtant mais que tous les amis respectèrent.
La rentrée à la maison se fit silencieuse, entrecoupée de colères rentrées masculines et de lamentations féminines.