En
cet instant de ma vie, je tiens entre mes mains ma destinée et celle de ma
famille.
Je
songe déjà au pays qui saura accueillir les gens désespérés. Leur redonner
confiance. Les aimer sans rien exiger en retour car le vide habite les cœurs
déracinés. Leur tendre les bras, les embrasser peut-être ou bien les violer,
ressasser les sempiternels refrains de colonialistes, le regard détourné. Le
moteur cassé, la manivelle absente pour relancer la machine, ils vont errer à
la recherche d’un havre de paix. A l’espérance du hasard. Poser les
valises. Faire les comptes. Fermer les yeux. Déracinés peut-être mais vivants.
--Il faudra du temps ! Me surprends-je à marmonner.
Le
temps ! Les années perdues à construire une vie. A se croire chez soi en
Algérie. A enraciner son arbre de vie dans une terre que l’on aime si
intensément que le déracinement en devient une petite mort.
Et
la famille Duran sur cette terre d’Afrique depuis 1391 qui se croit enfin à
l’abri. Et puis les Ottomans, lahara,
la dîme payée le jeudi soir au Régent pour droit de vie par le chef de la
Nation israélite, la place des suppliciés juifs, les brimades, les pendaisons,
les écartèlements, l’échine courbée.
Heureusement,
le pouvoir turc commerce avec les notables de la ville, grands négociants devant
l’Eternel pour le profit de chacun. Les Duran, les Bacri, les Cohen-Solal et
quelques autres. L’influence des juifs auprès des Deys successifs par le savoir
importé de toutes les inquisitions, de tous les pogroms, de tous les pays est
un gage de sécurité.
La
famille Duran présente lors de la conquête auprès des français. Les trois chefs
de la Nation Juive au-devant du Général de Bourmont. Le Comte Drouet d’Erlon,
premier Gouverneur Général des Possessions Françaises en Afrique du Nord
s’entiche de l’un d’entre eux, Léon Juda Ben Duran qui connaît le pays comme sa
poche. Et Léon dans la calèche du Gouverneur. Et le Gouverneur qui propose à
Léon d’entériner le choix de rajouter un « D » à Duran car lire
« le juif duran » dans le courrier des Bugeaud, Clauzel, Berthezène
et les autres le heurte. Il rend tant de services à la France dans la
compréhension de l’âme musulmane, le change des différentes monnaies frappées à
l’effigie de chaque caïd, le climat du pays, la topographie des lieux maîtrisée
grâce à son métier de grand négociant. Toute une panoplie d’avantages sans
oublier son rôle éminent dans les pourparlers de paix avec Abd El Kader dont il
se vante d’être à la fois son « oukil » et son ami. Et Léon Juda Ben
Duran devint « Sieur Durand D’Alger. »
Décédé
en 1839, à la suite d’une fièvre contactée aux abords de Milianah alors qu’il
portait secours à une garnison française aux prises avec une épidémie qui
décima 800 soldats sur les 1100 hommes qui la composait, Léon Juda restera dans
la petite histoire de la famille Duran comme étant celui par qui la
francisation s’opéra.
*****
Se
croire chez soi, après 571 ans de présence sur le sol devenu français en 1830.
Imaginer que là, sous le ciel pervenche d’Alger, l’errance de la famille
cesserait ne sembla jamais une utopie. Conforté par la présence millénaire des
juifs sur cette terre d’Afrique, nul ne s’estima en transit. Les Duran avaient
choisi Alger, les Durand y plantèrent leur arbre de vie. A la vie, à la mort, à l’amour.
Les
hommes avaient simplement oublié que le droit des peuples était en marche. Que
le train de l’émancipation écraserait tout sur son passage sans savoir si le
mieux était l’ennemi du bien ou du mal.
Pourtant,
j’aimais ce pays que j’abandonnais, le cœur à l’envers et l’envie de faire
marche arrière rivée au corps. J’abandonnais ma terre natale et mes morts. Mon
grand-père, conteur des légendes de mon enfance, ma grand–mère à peine
entrevue, le temps d’un soupir dans une mémoire éreintée, et tous les anciens
qui dorment au cimetière de Saint-Eugène sous la protection de Notre Dame
d’Afrique.
*****
26 Juin 1962 – 9 heures 30
La
traversée commence dans la souffrance du déracinement. Chacun s’enferme dans sa
solitude. Je m’enfonce dans la lecture d’un roman au titre incertain qui évoque
le désert de Gobi. Des aventuriers
s’affrontaient dans une course effrénée, attirés par le trésor d’une
civilisation perdue. Je lis, m’évertuant à canaliser les mots qui tentent de
violer mon esprit dispersé. L‘inéluctabilité de mon destin et les questions
restées sans réponse sur la terre natale, le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, la politique et ses reniements, l’incrédulité de mes compatriotes
français d’Algérie.
Je
m’enlise dans un désert de perplexité. Je m’interroge sur les civilisations
disparues et déjà m’inquiète sur le devenir de la communauté pied noir. Sans l’environnement visuel,
physique et affectif du pays natal, n’allait-elle pas se désagréger, emportée
par le vent qui enfante les tempêtes ?
Evoquer
les amitiés. Espérer les retrouvailles. Imaginer l’avenir. Penser pour ne pas
sombrer. « Demain sera un autre jour » répétait souvent mon
grand-père, idole de mon enfance et de mon adolescence. A ce moment, je fouille dans la poche révolver de mon bluejean’s .J’en sors le vieux
portefeuille marron hérité, vieille relique qui parle à mon cœur et raconte la
vie de l’ancien. Un portrait du vieil homme aux cheveux blanc lissés en fut
extrait. La fierté du visage, l’autorité du regard, la douceur du contour, les
traits durcis par le contraste de la photo signée Pétrusa, célèbre photographe
de Bab El Oued me plongent dans un torrent de souvenirs. Comme j’aurais aimé
vivre à cette époque où la fierté de la France rejaillissait sur chaque
parcelle de territoire et sur chaque
français d’Algérie, comme j’aurais aimé vivre ce temps là où la sueur des
hommes transpirait le respect du travail bien fait pour le bonheur des enfants, oui, j’aurais aimé respirer
l’air de ces hommes-là dont le visage buriné porte témoignage d’une vie
laborieuse entièrement vouée à sa famille.
Assis
à même le sol, isolé de la malheureuse multitude qui accompagne son naufrage, je
vois défiler la morne litanie des visages de mon enfance. Subitement
interrompue pour raison d’état, la mélodie du bonheur se fracasse contre les digues
de la déraison.Mon regard
démissionne de l'Algérie. Mes yeux
refusent de regarder vers le sud.
L’Algérie,
c’est le sud. Mon sud. Le pays natal. Des mots, tout çà ! Des mots qui
étourdissent et qui font mal. Alors, ne
plus voir, ne plus penser, ne plus se souvenir ! La nostalgie, un mot dont
je ne sens pas encore la brulure, dont j’ignore
la trajectoire, que j’écrivais sous la dictée d’un maître d’école mais qui ne m’avait
jamais été présentée. Est-ce une amie au doux regard ou une traîtresse à la langue
fourchue ? A l’aube de ma vie, le sol se dérobe sous mes pas. Que retenir
de mes seize années passées sous le soleil de mon pays perdu. Oui, mon pays car
jamais plus, je ne pourrais revendiquer une appartenance à d’autres
paysages, à d’autres lumières, à d’autres amitiés.J’ai l’étrange sensation de
n’être plus français. La France a renié mon Algérie. Comme un membre amputé, ma terre natale
me fait mal. Alger me manque déjà atrocement. Et l’amère patrie qui s’est
détournée de ses enfants d’outre-méditerranée ne ressemble en rien à cette
France grande, belle et généreuse que lui présenta l’école de Jules Ferry. Je
sais que je ne serais plus qu’un français non pratiquant, un français de
pacotille, un juif errant dans ce pays magnifié par le patriotisme français d’Algérie.
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