MARIE
Depuis sa plus tendre enfance, Marie
s’était passionnée pour la littérature. Tous les auteurs entraient sans façon
dans sa maison. De crainte de souffrir de la cruelle maladie d’amour, elle
empruntait, par procuration, le destin de ses héroïnes. Le vivre passionnément
et le consumer au bout de ses rêves. Sa prédilection pour la romance laissait
libre cours à sa folle imagination.
Parfois, elle réécrivait un happy-end selon la sensibilité de l’instant ou
travestissait l’essence même d’une œuvre. Elle jouissait de la complexité de
l’héroïne à laquelle elle s’identifiait dès la première page. Mais, si tôt plongée dans la réalité de
l’instant, elle reprenait le cours de sa
vie ennuyeuse où le romanesque n’avait pas droit de citer.
Au fil des feuillets, elle devenait, sans
complexe, fleur bleue ou tyrannique. Elle préférait se perdre dans la
sensualité du toucher et de l’odorat qui se dégageait du livre à toute autre séduction. Se complaire
dans la joie innocente du cinéma que lui proposait l’image animée ne
parvenait pas à l’émouvoir. La paresse d’esprit ne convenait pas à son désir de
supporter une œuvre. Elle abhorrait la passivité du spectateur. Quel
plaisir de lire entre les lignes, de
comprendre les non-dits, de devancer les mots!
Elle avait une sainte horreur de la mort du
héros. Plus intensément depuis la disparition brutale de l’homme qu’elle
chérissait plus que tout au monde. Son père adoré s’était envolé, par surprise,
un petit matin de pluie. Au moment de se lever, le soleil avait oublié de
regarder le monde qui encerclait sa fille. Son père, son papa, son chéri garda
les yeux clos comme s’il ne désirait plus
voir la fatuité de ce monde. La nostalgie du pays au cœur, il s’était
endormi paisiblement au détour d’un rêve inachevé.
De cette journée sombre comme une nuit sans
lune, elle garda un trou béant au fond du cœur que nul ne parvint à combler.
Mais une enfant des temps modernes se fait facilement happer par la vie. Prise
dans le tourbillon littéraire, elle plongea sans bouée dans l’eau froide des
amours de passage. Amourettes d’un
jour qui ne lui laissaient que
souvenirs fugaces et solitudes désenchantées.
Marie aimait la vie. Le décès de son père
l’avait meurtrie mais, endurcie par l’épreuve, elle avait mûri à l’abri des
mesquineries et des bassesses. Elle
s’était bâtie, bien malgré elle, un monde à part, une existence de
célibataire sans la lumière d’un sourire d’enfant mais où l’amitié,
essentiellement féminine, devint son lot quotidien.
Elle avait entamé une carrière de
professeur de Français dans un lycée du Var. Elle s’était très vite
époumonée devant le peu d’enthousiasme
de ses élèves et avait préféré abandonner
sa carrière d’enseignante pour entrer dans une maison d’édition. La littérature
et son travail de correctrice l’accapara suffisamment pour lui faire trouver
belle la vie. En corrigeant le livre sélectionné par le comité de lecture, elle
se plongeait dans l’intimité de certaines autobiographies. Mais elle préférait
se glisser dans la peau de héros fictifs.
Natif du Puy en Velay, son père,
Robert Champion était tombé amoureux de
la capitale algéroise durant la seconde guerre mondiale. A la libération, il
avait embarqué pour Alger avec sa femme et le secret espoir d’y fonder une
famille.
L’épisode algérien dura dix années. Le
temps pour son épouse de mettre au monde une petite Marie et un petit
Jean. D’acheter une boutique dans la rue
Bab Azoun, rue assurément la plus
commerçante de la blanche capitale. Juste le temps de connaître ces
français d’outre-méditerranée, de coller sa destinée à celle de ses frères
algérois que l’amitié avait élus, d’apprendre ce langage à nul autre pareil
pour s’en faire un collier d’éternité.
Les événements d’Algérie décidèrent la
famille à rentrer en France mais le parler pied noir avait incrusté son
empreinte dans la voix du père. Contraint de mettre sa famille à l’abri, il
n’avait jamais oublié ce pays et ses habitants. La rupture fut un tel
déchirement qu’il se sentit trahi, quelques années plus tard, par la perte de
l’Algérie au même titre que les pieds noirs.
Marie aima cet ouvrage sur un épisode de la
vie de la casbah d’Alger dans les années d’avant-guerre. Bien qu’elle ait
promené sa petite enfance sur les rivages algérois, le pays n’eut pas le temps
de l’éblouir. Son regard littéraire s’était posé sur des personnages du
temps jadis au parler inondé de soleil
qui sut capter son émotion. Une nostalgie empreinte de pudeur se dévoilait au détour de chaque page. Elle aurait pu détester ce manuscrit
qui lui rappelait le parcours de son père, pourtant, elle goûta cet auteur qui
décrivait simplement les choses de la
vie algéroise avec humour et profondeur.
Et ce qui ne gâtait rien, il utilisait le
parler pataouète qui fut bien vite adopté par sa famille pour se fondre
dans la population du faubourg.
L'auteur maniait l’humour naturel, à la
manière de Marcel Pagnol, sans avoir
l’air de maquiller ses phrases. Il écrivait comme il respirait. Pour qui
savait lire entre les lignes, il
dévoilait sa vérité d’amour et de haine, telle une seconde peau qu’il arrachait
quand elle le faisait trop souffrir.
Tout d’abord, Marie pensa que Richard
Sebaoun taisait sa rancœur par pudeur.
Mais, au fur et à mesure qu'elle cheminait dans son parcours, elle
devina le désespoir et la colère. Colère et désespoir d’un vaincu de l’histoire
estima-t-elle.
Elle ignorait qu’au-delà de l’épisode tragique que fut la perte de son pays, l’écrivain était un homme blessé. Dans sa chair et dans sa dignité d’homme. Un garçon qui se disait le roi du monde, insouciant et heureux parmi ses semblables avant le jour maudit où sa vie bascula. Une attaque cardiovasculaire le laissa handicapé à vie. Un garçon qui, tout au long d’une année de rééducation espéra une délivrance qui ne vint jamais.
Rentré chez lui, vaincu, il chercha dans
l’écriture un moyen d’adoucir son mal-être tout en masquant sa solitude. Oui,
il était un homme en colère. Qui ne le serait pas? Le médecin avait bien
prédit une amélioration de son moral
lorsque le handicap serait accepté. Mais comment accepter l’inacceptable?
*****
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire