Marie aima cet ouvrage sur un épisode de la
vie de la casbah d’Alger dans les années d’avant-guerre. Bien qu’elle ait
promené sa petite enfance sur les rivages algérois, le pays n’eut pas le temps
de l’éblouir. Son regard littéraire s’était posé sur des personnages du
temps jadis au parler inondé de soleil
qui sut capter son émotion. Une nostalgie empreinte de pudeur se dévoilait au détour de chaque page. Elle aurait pu détester ce manuscrit
qui lui rappelait le parcours de son père, pourtant, elle goûta cet auteur qui
décrivait simplement les choses de la
vie algéroise avec humour et profondeur.
Et ce qui ne gâtait rien, il utilisait le
parler pataouète qui fut bien vite adopté par sa famille pour se fondre
dans la population du faubourg.
L'auteur maniait l’humour naturel, à la
manière de Marcel Pagnol, sans avoir
l’air de maquiller ses phrases. Il écrivait comme il respirait. Pour qui
savait lire entre les lignes, il
dévoilait sa vérité d’amour et de haine, telle une seconde peau qu’il arrachait
quand elle le faisait trop souffrir.
Tout d’abord, Marie pensa que Richard
Sebaoun taisait sa rancœur par pudeur.
Mais, au fur et à mesure qu'elle cheminait dans son parcours, elle
devina le désespoir et la colère. Colère et désespoir d’un vaincu de l’histoire
estima-t-elle.
Elle ignorait qu’au-delà de l’épisode tragique que fut la perte de son pays, l’écrivain était un homme blessé. Dans sa chair et dans sa dignité d’homme. Un garçon qui se disait le roi du monde, insouciant et heureux parmi ses semblables avant le jour maudit où sa vie bascula. Une attaque cardiovasculaire le laissa handicapé à vie. Un garçon qui, tout au long d’une année de rééducation espéra une délivrance qui ne vint jamais.
Rentré chez lui, vaincu, il chercha dans
l’écriture un moyen d’adoucir son mal-être tout en masquant sa solitude. Oui,
il était un homme en colère. Qui ne le serait pas? Le médecin avait bien
prédit une amélioration de son moral
lorsque le handicap serait accepté. Mais comment accepter l’inacceptable?
*****
Tout en continuant ses corrections, Marie
s’intéressa de plus près à ce romancier
dont le phrasé lui rappelait étrangement celui de son père, savant
mélange de réalisme et de fatalisme oriental. Un matin, elle s'enquit auprès de son patron.
--Monsieur
Mani, combien de livres avez-vous publié de cet auteur?
--Quel
auteur?
--Richard
Sebaoun!
--Sachez
que Monsieur Sebaoun est mon ami mais s'il ne l'était pas, je l'aurai publié
car il écrit des livres qui me touchent. Si je vous ai confié le matelassier de
la casbah d'Alger c'est pour savoir si une lectrice de votre génération peut
aimer ce genre de roman.
--
j’adore!
--Vous
aimez? Pourtant je craignais que ce langage ne soit pas apprécié par une jeune
femme de Bandol.
--Vous
oubliez que je suis née à Alger et, si je suis partie bien jeune, mon père me
parlait souvent de ses amis de la basse-casbah.
-- Ah
oui! J’avais oublié que vous étiez née là-bas! En fin de compte,
j’ai bien fait de vous confier ce roman. Je crois que c’est le sixième de
Richard Sebaoun. Pourquoi vous voulez savoir………..
--Parce
que j’aimerais lire ce qu’il a écrit.
--Demandez
la liste à Monique.
Resté seul, Sylvain demeura perplexe devant l’intérêt de sa
correctrice. Après s’être posé de nombreuses questions sur l’œuvre de Richard
qu’il savait honnête mais ne remplissant
pas les conditions d’un quelconque prix littéraire, il poursuivit son travail
en pensant mettre au courant son auteur.
*****
Marie s’attela à terminer les corrections du «matelassier de
la casbah d’Alger» pour, à ses moments perdus, consulter les autres ouvrages de
Richard Sebaoun. Elle avait pris soin de les emporter chez elle afin de les
lire à tête reposée sans empiéter sur son temps de travail. Les cinq titres
dévoilèrent leurs attraits pour
l’inciter à débuter l’œuvre la plus
séduisante : 12 rue Randon; Pointe Pescade ; Alger, romance inachevée ;
Histoire d’une mort annoncée : Ma mère pour l’éternité.
Elle choisit 12 rue Randon car elle se
souvenait des histoires de cette casbah judéo-arabe que lui racontait son père.
Elle plongea avec délice dans ce monde étrange et mystérieux de la religion
juive, d’une bar-mitsvah au temple israélite de la rue Randon, de la complicité
d’un peuple laborieux qui tentait par tous les moyens de hisser ses enfants
vers la lumière de l’école de Jules Ferry, des cafés à la musique entêtante et
des bains maures fréquentés assidument par la communauté juive, de tout un
monde en voie de disparition qui
semblait, néanmoins, retenu par le fil invisible du passé.
En lisant 12 Rue Randon, elle avait
l’impression de redonner vie à son père en lui faisant emprunter cette basse
casbah qu’il n’avait jamais oubliée.
Elle se souvenait combien l’émotion étranglait sa voix lorsqu’il parlait de «son» pays d’outre-méditerranée.
Comme un enfant du pays, il s’était senti
concerné par les événements d’Algérie. Il avait milité au sein d’une
association interdite par le gouvernement et cela avait renforcé son action
d’œuvrer pour la sauvegarde de l’Algérie française.
Elle l’avait même vu fondre en larmes
lorsque le putsch des généraux avait
échoué. Lui, le français de pure souche, au cœur froid comme son Auvergne
natale, s’était réchauffé au soleil
d’Algérie avant de se prendre d’affection pour ce peuple qui lui avait appris
la complicité du rire, la solidarité des larmes et l’amitié de tous les
instants. Au contact des algérois qui le considérèrent très vite comme un des
leurs, il s’était senti comme un poisson dans l’eau. Il avait appris l’anisette
au comptoir des cafés, la khémia indispensable à tout apéritif, la porte ouverte au grand courant d’air de l’amitié,
le chauvinisme des rencontres sportives, les élégances du dimanche matin, les
engueulades de bonne santé autour de la belote quotidienne. Oui, il avait
appris tout cela et, cerise sur le gâteau, le rire tonitruant qui ponctuait
toute conversation comme un don du ciel méditerranéen.
Dès qu’il arrivait quelque part, ses amis
le charriaient en entonnant, Toi, l’Auvergnat qui devint l’air à la mode avant
son départ de l’Algérie qu’il vécut
comme un exil. Marie avait suivi son combat tout au fond de son regard délavé.
Sur son visage attentif, elle lut bien souvent, la désespérance des impuissants qui cachent
leur tourment dans un sourire de façade. Au cours de ces années obscures, son entourage
auvergnat ne le considéra jamais comme un rapatrié et il en ressentit une
amertume qui ne disparut jamais. De cela, Marie en était intimement persuadée:
son père ne s’était jamais remis de son départ d’Algérie qu’il avait vécu comme
un désespoir qui n’osa pas dire son nom. Les
grandes douleurs sont muettes, dit-on. Il avait vécu cette souffrance en
ermite, solitaire parmi la multitude. Il s’était dressé entre lui et les hommes
de son village un mur d’incompréhension qui se renforça au fil des années. Ce
manque de reconnaissance d’une douleur partagée avec ses frères d’Algérie fut
une longue plainte qu’il s’époumona à lancer à la ronde sans aucun résultat.
En parcourant les pages, elle découvrait
l’amour que pouvait inspirer Alger à ses enfants. L’écrivain racontait sa
nostalgie tel un rempart contre l’oubli
qui le guettait comme un vautour charognard. Ses mots évoquaient un monde disparu si
douloureusement regretté par tout un peuple.
Langage anodin dont elle ne pouvait se dédouaner aisément. Elle
croyait entendre la voix rocailleuse de
son père au détour de chaque phrase. Mêmes expressions pour un même langage,
même nostalgie assortie d’une colère rentrée qu’elle devina dès les premières
pages. Revenaient sans cesse une trilogie de mots : enfance, amitié, abandon
que Marie ne comprenait que trop bien pour avoir écouté la mélancolie
paternelle tout au long de sa jeunesse.
*****
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