"A quelques encablures de mes 75 ans, à
un âge où les souvenirs se déclinent plus aisément que les projets et après
avoir épuisé mes capacités de silence, je ressens le besoin d'éclairer un
malentendu.
>
En 42 ans de vie
professionnelle, j'ai travaillé avec vous, milité avec vous, partagé quelques
succès et quelques épreuves, communié aux mêmes valeurs, au même humanisme. j'
ai bu à la coupe de ce bonheur de vivre en France, de s' étonner de ses
richesses, de se pénétrer des mêmes émotions, au point que j' avais
fini par
oublier que j' étais né sur une autre rive, de parents
venus d' ailleurs et
de grands-parents à l' accent impossible d' une ville de la
Méditerranée.
Je m'étais cru Français comme vous et j'avais cru
achever ce travail de deuil commun à tous les exilés du monde. Et puis, depuis
quelques mois, des maisons d'édition ont fait pleuvoir témoignages et réflexions
sur la guerre d'Algérie. Les chaînes de télévision et les radios ont commenté
les ouvrages et refait l'Histoire de 134 ans de présence française en
Algérie.
Avec une
étonnante convergence de vues, la plupart ont révélé, sur cette période, une
vision singulièrement sinistre. j'ai revu l'histoire de ma patrie, l'Algérie
Française, travestie ou défigurée en quelques propositions caricaturales :
La présence de la France
en Algérie fut de tout temps illégitime»
Les Français
d'Algérie ont exploité les Arabes et ont volé leurs terres»
«Les soldats français
ont torturé des patriotes qui libéraient leur
pays»
"Certains Français ont eu raison d'aider les
fellaghas à combattre l'armée française et peuvent s'enorgueillir aujourd'hui
d'avoir contribué à la libération de l'Algérie»."
Alors, j'ai compris que personne ne pouvait
comprendre un pays et un peuple s'il n'avait d' abord appris à l'aimer... et
vous n'avez jamais aimé "notre Algérie" !
Alors, j'ai compris pourquoi vous changiez de
conversation quand j'affirmais mon origine "pied noir" ; j'ai compris que
l'exode arménien ou l'exode juif vous avait touchés mais que notre exil vous
avait laissés indifférents. j'ai compris pourquoi les maquisards qui se
battaient pour libérer la France envahie étaient des héros, mais pourquoi des
officiers qui refusaient d'abandonner ce morceau de France et les Arabes
entraînés à nos côtés, étaient traités de putschistes.
J'ai compris pourquoi des mots comme "colon" avaient
été vidés de leur noblesse et pourquoi, dans votre esprit et dans votre langage,
la colonisation avait laissé place au colonialisme.
Même des Français de France comme vous, tués au
combat, n'ont pas eu droit, dans la mémoire collective, à la même évocation que
les Poilus ou les Résistants, parce qu'ils furent engagés dans une "sale guerre"
! Sans doute, même si leur sacrifice fut aussi noble et digne de mémoire, est-il
plus facile de célébrer des héros vainqueurs que des soldats morts pour rien.
Dans un manichéisme
grotesque, tout ce qui avait contribué à défendre la France était héroïque ;
tout ce qui avait contribué à conserver et à défendre notre pays pour continuer
à y vivre, était criminel... «Vérité en deçà de la
Méditerranée ; erreur au-delà !"
Vous si prolixes pour dénoncer les tortures et les
exactions de l'armée française au cours des dix dernières années, vous êtes
devenus amnésiques sur les massacres et les tortures infligés par les fellaghas
à nos compatriotes européens et musulmans. Vous ne trouvez rien à dire sur
l’oeuvre française en Algérie pendant 130 ans. Pas un livre, pas une émission de
télévision ou de radio, rien ! Les fictions même s'affligent des mêmes clichés
de Français arrogants et de Musulmans opprimés.
Ce qui est singulier dans le débat sur l'Algérie et
sur la guerre qui a marqué la fin de la période française, c'est que ceux qui en
parlent, en parlent en étrangers comme d'une terre étrangère.
Disséquer le cadavre
de l'Algérie leur est un exercice clinique que journalistes, commentateurs et
professeurs d'université réalisent avec la froide indifférence de
l'étranger.
Personne ne pense qu'un million de femmes et d
hommes n'ont connu et aimé que cette terre où ils sont nés. Personne n'ose
rappeler qu'ils ont été arrachés à leur véritable patrie et déportés en exil sur
une terre souvent inconnue et souvent hostile ... Quand certains intellectuels
français se prévalent d'avoir aidé le FLN, personne ne les accuse d'avoir armé
les bras des égorgeurs de Français ....
Cette terre vous brûle la mémoire et le cœur ... ou
plutôt la mauvaise conscience
Je n'ai pas choisi de naître Français sur une terre
que mes maîtres français m'ont appris à aimer comme un morceau de la France.
Mais, même si " mon Algérie" n'est plus, il est trop tard, aujourd'hui, pour que
cette terre me devienne étrangère et ne soit plus la terre de mes parents, ma
patrie.
j'attends de vous
amis français, que vous respectiez mon Histoire même si vous refusez qu'elle
soit aussi votre Histoire.
Je n'attends de vous
aucune complaisance mais le respect d'une Histoire dans la lumière de son époque
et de ses valeurs, dans la vérité de ses réalisations matérielles,
intellectuelles et humaines, dans la subtilité de ses relations sociales, dans
la richesse et la diversité de son œuvre et de ses
cultures
J'attends que vous
respectiez la mémoire de tous ceux que j'ai laissés là-bas et dont la vie fut
faite de travail, d'abnégation et parfois même
d'héroïsme.
J'attends que vous
traitiez avec une égale dignité et une égale exigence d'objectivité et de
rigueur, un égal souci de vérité et de justice, l'Histoire de la France d'en
deçà et d’au delà de la Méditerranée.
Alors, il me sera peut-être permis de mourir dans
ce coin de France en m'y sentant aussi chez moi .. enfin !
"
Moi j'ai choisi de me
faire incinérer et que l'on répande mes cendres à la mer, cela leur évitera de
reposer dans une autre terre que celle qui m'a vue
naître
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