EXTRAIT DE "IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED"
Le café de Bab El Oued ne possède pas pour vertu première d’étancher la soif de ses clients mais de servir de lieu de rassemblement aux hommes du faubourg, de prolonger l’amitié de l’enfance par la permanence des rencontres.
Le café de Bab El Oued ne possède pas pour vertu première d’étancher la soif de ses clients mais de servir de lieu de rassemblement aux hommes du faubourg, de prolonger l’amitié de l’enfance par la permanence des rencontres.
On y revit sa jeunesse
radotée par d’anciens « chitanes » qui se sont écorché
les genoux dans les mêmes rues avoisinantes. Mus par un besoin de
reconnaissance, nul ne s’aventure à franchir le seuil d’un
établissement qui ne parle pas à ses jeunes années. Quel intérêt
peut bien exciter la curiosité d’un futur adulte en mal de repères
dans un lieu où rien ni personne n’invite à « taper »
la belote, la ronda ou la manille ? Où la grande claque dans le
dos en guise de bonjour demeure lettre morte, où le regard-girophare
ne croise que des visages entraperçus au cours d’un paséo ou d’un
match de football inter-quartiers. En effet, la fréquentation d’un
café ne dépend que de l’amitié partagée avec autrui, camarade
de classe, de jeunesse, de travail ou bien de sport. La boisson ne
tire son épingle du jeu que par ricochet car ici, on n’entre pas
dans un café en adepte de la « tchitchepoune-mania 1»
mais en habitué d’un cercle d’amitié, l’homme de Bab El Oued
s’oxygénant chaque jour le cœur et l’âme à la fontaine de
jouvence choisie selon des critères bien définis.
Le soir, après le travail
ou le dimanche matin, sitôt le petit déjeuner avalé, l’homme du
quartier retrouve les gestes naturels d’antan auprès d’anciens
camarades de jeux, coéquipiers sportifs, élèves d’une même
classe ou les trois à la fois. C’est un besoin viscéral qui le
prend par la main pour guider sa mémoire dans les allées de sa
jeunesse à peine évanouie. Une farouche envie de perpétuer une
amitié que l’Orient teinte d’éternité.
Quoi de plus envoûtant, de
plus sensuel que de tremper ses doigts dans une khémia d’anchois
ou d’olives, de petite friture ou de tramousses en évoquant des
souvenirs partagés par la complicité des culottes courtes? Quoi de
plus enrichissant que de « taper une belote » à l’ombre
d’une amitié d’enfance aperçue au travers d’un papier rose
bonbon, quand le visage poupin transparaît sous la barbe naissante
et que défilent les années éblouissantes, les genoux écorchés et
les bagarres pour « de faux ». Avec cette certitude
inébranlable de vivre ce bonheur simple aux côtés de gens simples,
simplement, sans raison que cela s’arrête un jour ou l’autre,
bercé par le chant du voisinage, de la famille et de l’amitié.
Contrairement aux brasseries
de la ville, Tantonville, Milk Bar et autres Otomatic, les cafés de
Bab El Oued n’offrent pas de terrasses aménagées pour le plaisir
des yeux, les fameux « conso-mateurs » de jolies
promeneuses. L’élément mâle du faubourg ne tient pas en place et
il lui semblerait incongru de rester des heures, assis à la même
place sans cartes dans les mains. Pour draguer à mort ,
il préfère s’adosser à la devanture dans une attitude empruntée
à Clark GABLE, Marlon BRANDO, James DEAN ou Elvis PRESLEY,
éventuellement faire quelques pas avec la jolie petite qui d’un
sourire timide l’encourage à pousser plus avant ses
investigations.
A l’intérieur du café,
les tablées de belote au pays de CAMUS paraissent plus animées que
celles de RAIMU. Pour qui ignore la force de la mauvaise foi,
véritable institution en ces lieux dits de convivialité, la bagarre
générale dans le « saloon » semble imminente
alors que fusent moqueries et que crépitent rires de complicité et
« tape-cinq » de connivence.
Il faut dire que Bab El Oued
réinvente une nouvelle race de cafetiers, toujours aux petits soins
avec une clientèle avide de khémia et de bonne humeur. Chaque
établissement conserve ses habitués par la variété et la
diversité de son comptoir. ….. Aussi, les patrons de ces
auberges du bonheur planquent leur khémia dès qu’ils franchissent
le pas de leur porte. Il faut dire que la tentation est forte de
goûter à toutes ces fantaisies culinaires très pimentées et
salées dont la fonction première est d’assécher le palais. Ainsi
se déroule le cycle infernal et divin d’étancher sa soif après
« avoir la bouche en feu » et bis répétita. Beaucoup de
« tchitchepounes » et autres « kilos »,
ivrognes en langage pataouête, durent leur état d’ébriété à
l’excellence de la khémia avalée qui exigeait d’éteindre le
feu de leur bouche par quelques verres d’anisette. Les épouses ne
furent jamais dupes et se consolèrent par « l’empressement »
de leurs maris au sortir de ces tournées des « pots- pôtes ».
La clientèle sélectionne
également son établissement par sa fréquentation et la spécialité
de ses services. Au-delà de la khémia qui régale le palais, le
sport, le communautarisme, les jeux de cartes, le jacquet, le
billard, le ping-foot, ici on ne dit pas Baby-foot, le ping-pong et
la musique déterminent le choix des amateurs de cafés.
Affirmer que Bab El Oued
manque de ces fontaines de jouvence où l’on chuchote avec un
haut-parleur serait pure extravagance. Songez que dès 1837, plus de
quatre cents débits de boissons dont plus de cinquante au cœur du
faubourg, accueillent civils et militaires qui combattent la chaleur
à leur manière. On y boit jusqu’à plus soif et même au-delà,
de la bière, de l’absinthe et une liqueur forte, le « trois-six »
bientôt supplantées par un breuvage alcoolisé, anisé et
rafraîchissant qui deviendra boisson nationale: l’anisette.
C’est la mode des
cafés-concerts à Alger mais Bab El Oued conserve à ses bars et ses
buvettes son identité italo-espagnole avec des réminiscences de
« machisme ». Une femme de bonne éducation s’interdit
de franchir le seuil de ces antres enfumés, « lieux de
perdition et de débauche » où sévissent aventuriers et
spéculateurs. Malgré la modernisation des esprits, le café
conservera cette étiquette de lieu de rassemblement des hommes et
même, dans les années soixante, les jeunes filles, à
l’instar de leurs mères, adopteront le comportement des femmes en
pays méditerranéen où
seul,
l’homme jouit de certaines prérogatives. En un mot comme en cent,
une femme dans un café, c’était « une moins que rien! ».
La nostalgie du pays
originel marque de son empreinte la musique échappée des cafés qui
tournent résolument le dos au modernisme en diffusant paso dobles
ibériques, ritournelles napolitaines ou mélopées judéo-arabes
alors que d’autres établissements, apôtres de la jeunesse,
s’américanisent aux échos assourdissants d’un juke-box
rutilant.
Jusqu’aux derniers
instants de la présence française, les cafés demeurent le forum
par lequel transitent les idées, les espoirs et les peurs. Ils
prolongent les débats politiques entamés la veille au soir sur les
balcons, les rencontres de football du dimanche précédent, les
défis lancés à l’adversaire d’une partie de belote, de ronda,
de schkobe, de manille ou de poker ; théâtres de concours de
billards, de ping-foot, de flipper où la tricherie et la mauvaise
foi jouent des coudes pour s’affirmer le meilleur ; refuges
contre la solitude et soutien contre l’adversité, ils font un pied
de nez à la morosité et au découragement ; la bonne humeur et
l’entrain s’y invitent sans façon, sans ambiguïté, simplement,
avec la recherche de l’amitié pour seul alibi.
En résumé, on n’entre
pas dans un café pour le plaisir de boire mais pour retrouver une
famille de cœur adoptée par l’enfance. A la vie, à la mort !
Bab El Oued aimait tant ces
lieux de convivialité qu’ils parlent encore aujourd’hui à la
mémoire de ses enfants, orphelins, loin de la terre natale, de ces
enclaves de bonheur à jamais disparues.
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