La lente et pénible route de sa mémoire se figea un instant, dans la nostalgie d'un matin d'été, devant cet édifice brûlé par le soleil, sa petite main perdue dans celle de son père qui, au-delà de l'enseignement traditionnel, désirait montrer à son fils aîné toutes les facettes religieuses, sociales, politiques et militaires de son pays.
Il se souvînt, alors, de son entrée dans cet établissement à la fois mystérieux et merveilleux pour l'enfant de neuf ans qui ne lâchait pas la main de son père en découvrant l'immensité du lieu. Entrée facilitée par le titre de "drogman" du DEY de l'époque dont se prévalait David et lui ouvrait toutes les portes du pouvoir.
Au fronton de chaque édifice, la bannière blanche, brodée d'or de ce corps d'élite découvrait, au gré du vent, un verset du Coran ou le sabre à double pointe qui figuraient sur chaque face de l'étendard.
L'Oda Bachi des Janissaires, Sidi Okba EL KHEMAL, avait accepté de bonne grâce de servir de guide au "drogman", y puisant une rare jouissance d'étaler son vécu militaire et celui de son corps d'armée.
Du haut de ses neuf ans, Léon Juda bût les paroles de ce vieil homme à la barbe cuivrée, superbe dans son costume d'apparat où, l'or finement brodé en forme de huit, offrait la touche lumineuse qui rehaussait le bleu marine de sa redingote.
Les Janissaires, coiffés d'un chapeau conique orné de longues plumes multicolores de quelque oiseau exotique élevé dans une aile du parc de la Régence ou en provenance du Soudan, étaient, pour la plupart, des soldats d'origine chrétienne, arrachés à l'âge de l'enfance à leur milieu familial, culturel et spirituel, au cours des nombreuses guerres menées par l'Empire Ottoman. Ils furent convertis de force à l'Islam, circoncis à sept ans comme tout bon musulman, puis après avoir subi une préparation militaire de premier ordre, regroupés en bataillons.
Ces fils des BALKANS, d'ITALIE, d'ESPAGNE, de GRECE, de GEORGIE, d'ALLEMAGNE et même de FRANCE, demeuraient, bien malgré eux, des célibataires endurcis, obligation leur étant signifiée de considérer l'armée comme leur seule et unique famille. Quiconque transgressait cette loi était banni sur-le-champ de ce corps d'élite.
Pour toutes ces raisons, les "Janissaires" constituaient l'arme majeure de l'Empire Ottoman
Sous les ordres de SOLIMAN LE MAGNIFIQUE, la TURQUIE conquérante connut ses plus grands succès, semant la terreur aux quatre coins de la planète avec le corps des "Janissaires" en fer de lance.
A cet instant de l'évocation historique des nombreux exploits de ces soldats dont il avait plus d'une fois partagé puis, raconté les folles et sanglantes expéditions, le visage de Sidi Okba EL KHEMAL sembla chercher vers l'horizon quelques traces nostalgiques de ce passé triomphal.
--" Malheureusement ! L'ère de SOLIMAN LE MAGNIFIQUE et de ses Janissaires victorieux me parait bien révolue."
--"Pourquoi ce pessimisme, Oda Bachi ? " s'étonna David DURAN.
--" Pour une raison toute simple : les hommes de l'ODJAC portent respect et fidélité à la Régence parce qu'elle les paie, les nourrit grassement et leur permet d'exercer un autre métier. C'est ce que l'on appelle la reconnaissance du ventre. Mais le patriotisme ne figure plus dans leur coeur ! " rétorqua Sidi Okba EL KHEMAL.
En lui serrant la main, David DURAN pensa que le vieil homme se leurrait en imaginant que le patriotisme naissait de la terreur et non d'une volonté délibérée. Mais il était à des années lumières de songer à un prochain effondrement de l'Empire Ottoman.
Bientôt, les sept casernes des Janissaires abriteront les hommes du Général De BOURMONT.
/////
Perdu dans ses pensées, Léon Juda fut ramené à la désespérante réalité lorsque la calèche stoppa aux abords des sources de BIRTRARIA, près de la campagne du Frais Vallon.
Ali Ben RAÏS avait freiné son attelage pour laisser son jeune maître se recueillir sur le promontoire de l'acqueduc dominant la place des suppliciés juifs.
Avec des gestes lents et lourds, Léon Juda escalada la petite colline. Le regard douloureux du fils endeuillé ne put soutenir la vision de ce lieu maudit qui vit tant de ses coreligionnaires précéder son père dans la longue liste des martyrs juifs de ce pays.
L'amertume au bout du regard, il tourna le dos à cette place où la pendaison, l'empalement, la décapitation, l'écartèlement, la lapidation et bien d'autres tortures ottomanes servaient de spectacle à une populace corrompue.
La calèche traversa le Passage JENNEE situé sous le Palais de la "JENINA". Cette voie, couverte d'arcades soutenues par d'épaisses colonnes à têtes d'animaux sculptées, captait la lumière sublime d'EL DJEZAIR puis la diffusait, tamisée, au grand bonheur des caravaniers qui s'y reposaient, heureux de cette halte rafraîchissante. Y séjournaient de nombreux mendiants dans l'espérance d'une hypothétique pièce de monnaie jetée avec dédain ou générosité par quelque dignitaire étranger.
Léon Juda demanda audience à HADJ ALI qui régnait sur EL DJEZAIR depuis 1809. Contre toute attente, le Dey accepta de le recevoir sur-le-champ ce qui intrigua le jeune homme mais ne le déstabilisa point.
--" Peut-être me confond t-il avec un membre influent de la communauté!" se contenta t-il de penser en franchissant le bureau du Dey.
Trônant sur un canapé à baldaquin, assis en tailleur et adossé à un tapis de coussins de velours vert et bronze, HADJ ALI apposait son sceau sur un parchemin soutenu par un écritoire en bois, présenté par un jeune noir aux pieds nus.
Son visage autoritaire, adouci d'un collier de barbe grisonnante, se tourna vers le visiteur occupé à poser son regard-girophare sur ce décor familier, mille fois arpenté en attendant son père, David DURAN, "drogman " de MUSTAPHA PACHA.
Seule, la fontaine était restée intacte, toute de faïence outremer enchâssée et clapotant du même ruissellement musical de son eau claire et limpide.
Léon Juda sentit l'insistance du regard posé sur lui et le souffle puissant de la voix rocailleuse qui l'interpella.
--" Je t'accorde peu de temps ! Alors parle ! Et parle vite ! Et d'abord, qui es-tu ?"
--" Je suis Léon Juda BEN DURAN, fils de David DURAN et descendant de l'illustre "RASHBAZ"
--" Ainsi, tu es le fils de l'ancien Chef de la Nation Juive!"
--" Oui! MONSEIGNEUR! Et je ne trouverai le repos de l'âme qu'après avoir connu la raison qui a armé le bras du bourreau! ".
--" Ton père a mal agi! Il a dressé ses frères les uns contre les autres!"
--" Avec tout le respect que je dois à votre Seigneurie, mon père désirait, par-dessus tout, le bonheur de sa communauté. Jamais, il n'aurait transgressé la loi de MOÏSE. Toute sa vie, il a mis en application l'héritage de son ancêtre qui a réunifié le judaïsme du pays!"
HADJ ALI emprunta un ton moins autoritaire devant les accents de sincérité qui émanaient de ce jeune juif qui outrepassait, pourtant, ses privilèges.
--"Ces derniers temps, les rapports BACRI-DURAN s'étaient détériorés et les plaintes sur la gestion des finances israélites s'étaient amoncelées sur mon bureau!"
--" Mais, vôtre grâce! Jamais la maison BACRI n'a pardonné à mon père la détention de Joseph COHEN-BACRI dans sa "Djénan", mais cela découlait d'une injonction du Dey....."
--"Cela suffit, jeune homme! Ton père me tenait tête, comme toi du reste! Il voulait m'imposer ses vues sur la condition de sa communauté! Et cela je ne l'accepte pas! Ni de lui ni d'un autre! Le nouveau "Moqqadem" l'a bien compris, lui !"
Devant la mine décomposée de son jeune interlocuteur, le Dey fixa Léon Juda, droit dans les yeux, puis ajouta:
--"N'oublies jamais qu'ils ont exigé que je lui prenne la vie!"
Il se souvînt, alors, de son entrée dans cet établissement à la fois mystérieux et merveilleux pour l'enfant de neuf ans qui ne lâchait pas la main de son père en découvrant l'immensité du lieu. Entrée facilitée par le titre de "drogman" du DEY de l'époque dont se prévalait David et lui ouvrait toutes les portes du pouvoir.
Au fronton de chaque édifice, la bannière blanche, brodée d'or de ce corps d'élite découvrait, au gré du vent, un verset du Coran ou le sabre à double pointe qui figuraient sur chaque face de l'étendard.
L'Oda Bachi des Janissaires, Sidi Okba EL KHEMAL, avait accepté de bonne grâce de servir de guide au "drogman", y puisant une rare jouissance d'étaler son vécu militaire et celui de son corps d'armée.
Du haut de ses neuf ans, Léon Juda bût les paroles de ce vieil homme à la barbe cuivrée, superbe dans son costume d'apparat où, l'or finement brodé en forme de huit, offrait la touche lumineuse qui rehaussait le bleu marine de sa redingote.
Les Janissaires, coiffés d'un chapeau conique orné de longues plumes multicolores de quelque oiseau exotique élevé dans une aile du parc de la Régence ou en provenance du Soudan, étaient, pour la plupart, des soldats d'origine chrétienne, arrachés à l'âge de l'enfance à leur milieu familial, culturel et spirituel, au cours des nombreuses guerres menées par l'Empire Ottoman. Ils furent convertis de force à l'Islam, circoncis à sept ans comme tout bon musulman, puis après avoir subi une préparation militaire de premier ordre, regroupés en bataillons.
Ces fils des BALKANS, d'ITALIE, d'ESPAGNE, de GRECE, de GEORGIE, d'ALLEMAGNE et même de FRANCE, demeuraient, bien malgré eux, des célibataires endurcis, obligation leur étant signifiée de considérer l'armée comme leur seule et unique famille. Quiconque transgressait cette loi était banni sur-le-champ de ce corps d'élite.
Pour toutes ces raisons, les "Janissaires" constituaient l'arme majeure de l'Empire Ottoman
Sous les ordres de SOLIMAN LE MAGNIFIQUE, la TURQUIE conquérante connut ses plus grands succès, semant la terreur aux quatre coins de la planète avec le corps des "Janissaires" en fer de lance.
A cet instant de l'évocation historique des nombreux exploits de ces soldats dont il avait plus d'une fois partagé puis, raconté les folles et sanglantes expéditions, le visage de Sidi Okba EL KHEMAL sembla chercher vers l'horizon quelques traces nostalgiques de ce passé triomphal.
--" Malheureusement ! L'ère de SOLIMAN LE MAGNIFIQUE et de ses Janissaires victorieux me parait bien révolue."
--"Pourquoi ce pessimisme, Oda Bachi ? " s'étonna David DURAN.
--" Pour une raison toute simple : les hommes de l'ODJAC portent respect et fidélité à la Régence parce qu'elle les paie, les nourrit grassement et leur permet d'exercer un autre métier. C'est ce que l'on appelle la reconnaissance du ventre. Mais le patriotisme ne figure plus dans leur coeur ! " rétorqua Sidi Okba EL KHEMAL.
En lui serrant la main, David DURAN pensa que le vieil homme se leurrait en imaginant que le patriotisme naissait de la terreur et non d'une volonté délibérée. Mais il était à des années lumières de songer à un prochain effondrement de l'Empire Ottoman.
Bientôt, les sept casernes des Janissaires abriteront les hommes du Général De BOURMONT.
/////
Perdu dans ses pensées, Léon Juda fut ramené à la désespérante réalité lorsque la calèche stoppa aux abords des sources de BIRTRARIA, près de la campagne du Frais Vallon.
Ali Ben RAÏS avait freiné son attelage pour laisser son jeune maître se recueillir sur le promontoire de l'acqueduc dominant la place des suppliciés juifs.
Avec des gestes lents et lourds, Léon Juda escalada la petite colline. Le regard douloureux du fils endeuillé ne put soutenir la vision de ce lieu maudit qui vit tant de ses coreligionnaires précéder son père dans la longue liste des martyrs juifs de ce pays.
L'amertume au bout du regard, il tourna le dos à cette place où la pendaison, l'empalement, la décapitation, l'écartèlement, la lapidation et bien d'autres tortures ottomanes servaient de spectacle à une populace corrompue.
La calèche traversa le Passage JENNEE situé sous le Palais de la "JENINA". Cette voie, couverte d'arcades soutenues par d'épaisses colonnes à têtes d'animaux sculptées, captait la lumière sublime d'EL DJEZAIR puis la diffusait, tamisée, au grand bonheur des caravaniers qui s'y reposaient, heureux de cette halte rafraîchissante. Y séjournaient de nombreux mendiants dans l'espérance d'une hypothétique pièce de monnaie jetée avec dédain ou générosité par quelque dignitaire étranger.
Léon Juda demanda audience à HADJ ALI qui régnait sur EL DJEZAIR depuis 1809. Contre toute attente, le Dey accepta de le recevoir sur-le-champ ce qui intrigua le jeune homme mais ne le déstabilisa point.
--" Peut-être me confond t-il avec un membre influent de la communauté!" se contenta t-il de penser en franchissant le bureau du Dey.
Trônant sur un canapé à baldaquin, assis en tailleur et adossé à un tapis de coussins de velours vert et bronze, HADJ ALI apposait son sceau sur un parchemin soutenu par un écritoire en bois, présenté par un jeune noir aux pieds nus.
Son visage autoritaire, adouci d'un collier de barbe grisonnante, se tourna vers le visiteur occupé à poser son regard-girophare sur ce décor familier, mille fois arpenté en attendant son père, David DURAN, "drogman " de MUSTAPHA PACHA.
Seule, la fontaine était restée intacte, toute de faïence outremer enchâssée et clapotant du même ruissellement musical de son eau claire et limpide.
Léon Juda sentit l'insistance du regard posé sur lui et le souffle puissant de la voix rocailleuse qui l'interpella.
--" Je t'accorde peu de temps ! Alors parle ! Et parle vite ! Et d'abord, qui es-tu ?"
--" Je suis Léon Juda BEN DURAN, fils de David DURAN et descendant de l'illustre "RASHBAZ"
--" Ainsi, tu es le fils de l'ancien Chef de la Nation Juive!"
--" Oui! MONSEIGNEUR! Et je ne trouverai le repos de l'âme qu'après avoir connu la raison qui a armé le bras du bourreau! ".
--" Ton père a mal agi! Il a dressé ses frères les uns contre les autres!"
--" Avec tout le respect que je dois à votre Seigneurie, mon père désirait, par-dessus tout, le bonheur de sa communauté. Jamais, il n'aurait transgressé la loi de MOÏSE. Toute sa vie, il a mis en application l'héritage de son ancêtre qui a réunifié le judaïsme du pays!"
HADJ ALI emprunta un ton moins autoritaire devant les accents de sincérité qui émanaient de ce jeune juif qui outrepassait, pourtant, ses privilèges.
--"Ces derniers temps, les rapports BACRI-DURAN s'étaient détériorés et les plaintes sur la gestion des finances israélites s'étaient amoncelées sur mon bureau!"
--" Mais, vôtre grâce! Jamais la maison BACRI n'a pardonné à mon père la détention de Joseph COHEN-BACRI dans sa "Djénan", mais cela découlait d'une injonction du Dey....."
--"Cela suffit, jeune homme! Ton père me tenait tête, comme toi du reste! Il voulait m'imposer ses vues sur la condition de sa communauté! Et cela je ne l'accepte pas! Ni de lui ni d'un autre! Le nouveau "Moqqadem" l'a bien compris, lui !"
Devant la mine décomposée de son jeune interlocuteur, le Dey fixa Léon Juda, droit dans les yeux, puis ajouta:
--"N'oublies jamais qu'ils ont exigé que je lui prenne la vie!"
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