ALGER
1922
Après
une dure journée de travail, Jonas Atlan rangea ses outils de petite
menuiserie, jeta un dernier coup d’œil pour voir si tout était en
ordre puis ferma son atelier où il entreposait les matelas à garnir
de laine. Jonas était le matelassier-ébéniste de la casbah
d’Alger, cumulant ses deux métiers avec un égal bonheur. Tantôt,
il remplaçait et aérait la laine, tantôt il changeait la toile,
piquait sa grande aiguille recourbée pour réaliser la bordure faite
de gros bourrelets, tantôt il recollait le bois d'une chaise,
d'une table ou d'un lit. Son travail toujours impeccable lui valait
une très bonne réputation au sein de la vieille ville, casbah
judéo-arabe où il avait ouvert les yeux et qui était fréquentée
essentiellement par les descendants des juifs d’Espagne après les
inquisitions de 1391 et 1492.
Chaque
soir, en descendant la rue Marengo, grande zébrure qui séparait la
vieille ville en deux parties bien distinctes, Jonas s'arrêtait au
café Lévy pour boire une anisette, geste immuable qui lui donnait
l'impression de perpétuer son enfance auprès de ses amis de
toujours. Il n'était pas un buveur mais avait un besoin viscéral
d'être au milieu de ce peuple pauvre mais très attaché à des
valeurs communautaires.
Il
était un maillon de cette chaine invisible qui reliait son
quartier à Alger et il ne pouvait imaginer quitter la casbah pour
habiter un autre quartier. Il avait usé ses culottes sur les bancs
de l’école de la rue du Soudan jusqu’à l’âge de douze ans
avant de devenir apprenti-matelassier chez son oncle Messaoud. Dans
cette petite échoppe, il avait appris à carder la laine, à remplir
les matelas et de fil en aiguille, il devint virtuose du marteau et
de la boite à outils pour réparer les petits meubles de la
clientèle. Pour défouler ses jeunes muscles, il devint le
sociétaire du Boxing Club de la rue Juba qui regroupait tous les
apprentis boxeurs du quartier.
Après
une brillante carrière nord-africaine, il choisit de déposer les
armes pour une fille de la rue Boulabah qu’il épousa car en ce
lieu et à cette époque, le vieil adage "si tu veux être
heureux, marie-toi dans ta rue!" était la priorité des
familles. Sa femme, trésor de douceur et de mansuétude, lui avait
facilité l'existence tant elle avait collé sa destinée à la
sienne. Rachel lui avait donné au prix de mille souffrances un
garçon et une fille avant que le médecin de la famille ne lui
signifie l'interdiction de procréer à nouveau. Jonas y vit la
volonté divine et s'en alla prier au temple de la rue Randon parmi
les habitants de la basse casbah. Là, recouvert du talith noir et
blanc, il remit le destin de sa famille entre les mains de l'Eternel.
Comme beaucoup de ses coreligionnaires, son existence était calquée
sur la Thorah, traduction de la parole de l’Eternel, la fatalité
orientale en prime. Il partageait son existence entre son travail, sa
famille et sa religion. Il ne demandait rien d'autre à la vie que la
santé pour les siens, la protection de Hachem et la réussite de ses
enfants. Pour son fils, une belle situation et pour sa fille un beau
parti.
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