L’après
midi se déroula dans une meilleure ambiance que la veille. La
famille mit l’accueil mitigé de Richard sur le compte de la
surprise et sur la révélation de ses blessures à ses proches.
Carmen se fit toute petite de peur de froisser Richard par sa
présence. Elle avait compris avant tout le monde que son voyage
avait été une erreur, il aurait mieux valu laisser les Benaïm en
famille pour parler sans retenue, sans mensonge ni langue de bois.
Lisette se rendit très vite compte du malaise qui s’était
installé entre Richard et Carmen. Aussi, lors d’une halte
consécutive à une visite d’une infirmière, elle rassura la
petite fiancée de son fils :
--« Ne
t’en fais pas ma fille ! Je vais lui en toucher deux mots et
tout rentrera dans l’ordre ! »
--« Non,
non ! Laissez le tranquille! Il a assez de soucis comme ça.
Moi, j’ai le temps, Comme il a dit votre beau-frère : tout
vient à point qui sait attendre.»
--« D’accord,
ma fille. Mais je veux que si c’est trop dur, parles moi. Tu dois
pas supporter tout ça seule dans ton coin. Je suis avec toi, à
deux ce sera moins dur. »
Les
deux femmes se retrouvaient sur beaucoup de points concernant
Richard, bien sur, mais aussi sur l’essentiel malgré la différence
d’âge. Carmen avait apprécié d’être accueillie comme un
membre de la famille aussitôt sa conversion annoncée. Dès lors,
elle s’était comportée en fille encouragée, il est vrai, par sa
future belle-mère.
Richard
raconta son service militaire dans le menu détail préférant
s’appesantir sur la vie des jeunes hommes en campagne occultant
volontairement son avenir empreint de fatalité et de hasard. Mais
il savait bien que ses proches désiraient connaître le fond de sa
pensée sans oser l’engager sur ce terrain glissant.
--«
Mon fils, l’important c’est que tu te remettes au plus tôt.
Quand tu seras de nouveau à la maison, tout te paraitra plus facile.
Tu sentiras que tout le monde t’aime et ça te donnera la force de
te surpasser. »
--«
Quand vous rentrez en France ? »
--«
Demain ! Mais si tu n’es pas démobilisé plus tôt, on
reviendra te voir. C’est promis ! »
Richard
avait dit au revoir à sa famille s’attarda auprès de sa mère. Il
s’excusa de lui donner autant de souci et en pleurant, il
l’embrassa en lui promettant d’être fort pour lui, pour elle,
pour son père et pour ceux qu’il aimait. Avant de lui donner un
dernier baiser et de le laisser avec Carmen, elle lui glissa à
l’oreille :
--« Mon
fils, sois gentil avec la petite ! Elle souffre sans rien dire.
Elle est très, très bien. Je l’aime comme si c’était ma
fille ! Elle mérite, tu sais ! »
Carmen
attendit que la mère de Richard se soit éclipsée après lui avoir
fait un signe d’indulgence, pour s’approcher de son fiancé qui
la prit dans ses bras sans dire un mot. Les larmes se mêlèrent dans
une étreinte douloureuse. Carmen se laissa aller contre le corps du
jeune homme qui la garda ainsi, sans parler, contre lui. Leurs
baisers salés, leurs regards mouillés, leurs souffles coupés, ils
eurent un mal fou à s’en dégager tant leurs silences avaient été
contre nature durant ce court séjour.
Quand
elle rejoignit le reste de la famille, les yeux rougis parlèrent
mieux qu’une déclaration d’amour. Lisette embrassa sa
belle-fille pour entériner cette journée.
--« Mais comment tu vas vivre avec un infirme ? Tu veux…
--«
Maman, je t’interdis de parler comme ça de Richard ! »
--« Mais
que tu le veuilles ou non, il sera handicapé, c’est toi qui me l’a
présenté comme ça ! »
--«
Non, je t’ai dit qu’il risque de boiter, c’est pas pareil ! »
--« Ah !
Bon ! Un homme qui boite pour toi, c’est un homme normal !
Et son bras, même pas tu sais s’il pourra s’en servir
normalement ! C’est malheureux mais il faut que tu te rendes à
l’évidence, Richard plus jamais il sera le même. »
--« Et
alors y faut le tuer pour autant ! C’est toujours Richard !
Il est suffisamment malheureux comme ça. »
--« J’imagine
qu’il doit être malheureux ! Mais moi, je pense à ma fille !
Que la terre entière elle m’excuse mais tu dois pas sacrifier ta
vie parce que Richard il a voulu faire l’armée en Israël où le
bon dieu il a perdu ses savates ! C’est pas de ta faute…. »
--« Et
pourquoi, c’est de la sienne ? »
--« C’est
pas toi qui lui a dit d’aller là-bas faire son service !
J’étais de ton côté avant mais maintenant, c’est plus pareil.
Qu’est que tu veux, c’est trop important ! »
--« Et
l’amour qu’est ce que tu en fais ? Tu crois que par un coup
de baguette magique, Richard y va sortir de mon cœur et de ma vie !
Et en plus, j’en ai pas envie. Rien n’a changé pour moi et c’est
pas parce qu’il a été victime d’un accident, parce que c’est
bel et bien un accident que je vais oublier notre histoire qui dure
quand même depuis 1963 »
--« Alors,
écoute ! Si tu es dans les mêmes dispositions d’esprit
lorsqu’il sera démobilisé, on en reparlera ! C’est pas la
peine de tirer des plans sur la comète trop tôt ! »
Victor
profita d’une permission pour rendre visite à Richard qui le reçut
avec joie.
--« Qu’est
ce que tu nous a fait ? Tu te prends pour John Wayne dans
« l’aigle vole au soleil », tu t’rappelles on l’avait
vu au Majestic ? Yaraslah ! »
Les
deux amis se remémorèrent des instants inoubliables de leur
jeunesse quand le cinéma les accaparait tous les jeudis après midi
en compagnie de Roland, Jacky et Paulo. Cela leur faisait du bien de
repenser au temps passé. Ils occultaient ainsi le temps présent qui
leur paraissait bien lourd à porter et oubliaient ainsi les vilaines
blessures de Richard. Les plaisanteries fusaient et leurs fous rires
estompaient l’inquiétude qui se lisait dans les yeux de Victor.
N’y tenant plus, il risqua une question sur l‘avenir en Israël
de Richard à présent que sa vie était tributaire de sa guérison.
--« Qui
vivra, verra, larzèze ! Qu’est que tu veux que j’te dise !
De toutes manières, je suis obligé de revoir ma vie de fond en
comble. Même Carmen, je peux plus l’épouser… »
--« Qué,
tch’es fou ! Qui c’est qui t’a dit que tu peux pas
l’épouser, »
--« Qui ?
Moi ! Je peux pas lui demander de jouer les garde-malades toute
sa vie, non ! Et puis j’ai mon amour propre, tu crois pas que
je vais accepter de la voir gâcher sa vie avec un handicapé, non !
Un handicapé, tch’as bien entendu. Je suis un han-di-ca-pé !
Tu me vois me promener à son bras, elle si belle et moi si bancal.
Chaque fois que je vais croiser mon image dans une vitrine ou dans
une glace, j’aurai qu’une envie c’est d’aller me jeter au
Kassour. »
--«
Putain, tu vois tout en noir. Cet accident y t’a niqué le moral.
Je vais alerter les amis et ensuite tu verras la vie à l’endroit.
Parce que maintenant, tu vois tout à l’envers. Qu’est ce tu
croyais ? Ici, on est en guerre, alors des incidents comme ça,
y risque d’y en avoir d’autres, peut être plus meurtriers
encore ! »
--«
Et alors, tu crois que j’en suis pas conscient ? Je
savais qu’en faisant mon service ici, je risquais gros , même
de mourir mais pas ça. » Tout
en parlant, Richard avait soulevé son drap et exposé sa jambe
meurtrie à son ami.
--« Et
je te parle pas de mon bras ! »
Et
alors que rien ne le laissait prévoir, il éclata en sanglots devant
Victor médusé. Pour la première fois de sa vie, l’amitié était
désarçonnée par les larmes de Richard. Même au plus gros de la
tempête du départ d’Algérie, quand les amis se donnèrent rendez
vous à Paris sans savoir s’ils se reverraient un jour, les larmes
ne s’étaient pas invitées sur le quai d’Alger en partance pour
la métropole. Durant leur éclatante jeunesse, seules les larmes des
fous rires avaient su de glisser dans leur amitié. Et aujourd’hui,
nus devant l’absolu et le néant, les pleurs de Richard
s’inscrivaient dans une descente aux enfers qui leur était,
jusqu’à ce jour, inconnue. Victor, emprunté devant la détresse
de son ami, n’eut d’autre défense que ses larmes à verser sur
la fatalité.
Ils
se quittèrent avec le sentiment d’avoir épuisé leur ressentiment
envers les sortilèges du destin, avec néanmoins une foi
inébranlable dans leur amitié, et Victor donna rendez vous à
Richard à la prochaine permission.
Carmen
se présenta devant le conseil des sages accompagnée du rabbin Moïse
Zekri. Il avait dirigé son élève dans l’étroit couloir d’un
immeuble cossu de la rue de France à Nice où la petite Carmen
Solivérès subit un véritable interrogatoire sur la motivation de
son éventuelle conversion. Elle avait évité le piège de la raison
du mariage avec un homme juif en respectant à la lettre les conseils
du rabbin. Elle parla de son désir d’entrer dans la religion juive
pour épouser Richard et lui donner des enfants juifs mais également
parce qu’elle était très attirée par cette religion, ses
coutumes et ses aspirations à travers la Thora et ses principes de
vie. Elle s’attarda sur le service militaire de son futur époux,
du lourd tribut qu’il avait payé dans son désir de donner un
autre sens à son existence d’éternel naufragé de la terre
d’Algérie et, fier de sa judaïté, il ne regrettait rien.
--« Et
moi, toute cette fierté qu’il porte en lui, je la partage comme je
veux partager sa vie. »
Le
conseil des sages du tribunal rabbinique s’attarda ensuite sur
l’histoire du peuple juif à travers les siècles et sur la
religion du Livre puis, le Président se leva et dans un geste
éloquent de sa voix forte et grave à la fois pria la jeune femme
d’attendre dans la salle qui servait de bibliothèque.
L’examen
fut une torture pour Carmen qui pensa tout et son contraire et si
elle brilla dans son approche du judaïsme, elle n’était pas
satisfaite de son comportement sur le parcours de Richard. Les
délibérations durèrent une bonne partie de l’après midi pour se
terminer par la sortie inopinée du rabbin Zekri qui prit Carmen dans
ses bras et lui annoncer son entrée dans le monde très fermé des
converso,
terme utilisé autrefois par les espagnols de religion juive
convertis souvent de force au catholicisme.
Elle
avait fait le chemin qui menait à Richard toute seule, comme une
grande, avec au fond du cœur une étoile à six branches qu’elle
dédiait à l’homme de sa vie. Et aujourd’hui, suprême
récompense, elle entrait de plein pied dans la vie de Richard par
la grande porte du judaïsme. Elle était, heureuse de ce témoignage
offert en cadeau à toute la famille Benaïm et surtout à sa future
belle mère auprès de qui elle s’était épanchée lorsque la
pilule avait été dure à avaler pour ses parents. Elle savait que
malgré tout l’amour qui existait dans la famille Solivérès, le
coup avait été rude mais dès l’apparition d’un premier bébé
les déceptions et les contrariétés s’effaceraient d’elles
mêmes. Elle pensait que la vie réservait tant de mauvaises
surprises que tout reprendrait sa vraie place devant le sourire d’un
enfant.
Elle
se rendit chez sa belle mère pour partager cette bonne nouvelle.
Elle aurait sans doute apprécié de la partager avec sa famille mais
sa crainte de déclencher des discussions désagréables l’en avait
dissuadée. La soirée fut prétexte à un ersatz de fête englobant
dans les louanges la conversion de Carmen et la lettre reçue le
matin même qui annonçait une opération réussie sur la jambe de
Richard visant à redonner un peu de souplesse au membre meurtri.
Pour couronner le tout, Léon et Prosper profitaient de l’été
cannois pour recevoir leurs deux frères cadets, ainsi pour un mois
les Benaïm étaient de nouveaux quatre, comme à Alger, comme les
trois mousquetaires qu’ils imitaient dans leur enfance lors de
combats épiques avec les gardes de Richelieu représentés par les
chitanes
de la Rampe Valée. Il avait fallu que Richard connaisse les affres
de la guerre pour qu’une telle réunion soit effective et cela
prouvait s’il en était besoin que les familles se mobilisent
toujours quand un drame survient, surtout dans une famille écartelée
par le rapatriement d’Algérie.
////
Léon
entra dans la bijouterie de son ami Robert Mamane rue d’Antibes
pour acheter une étoile de David, cadeau destiné à Carmen pour
étrenner son appartenance au judaïsme. Lors de la bar misvah d’un
garçon ou la brit milah d’une fille, il était coutume d’offrir
le signe distinctif de l’entrée dans le monde juif à l’enfant.
C’est la raison pour laquelle Léon et Lisette désiraient marquer
ce jour d’une pierre blanche loin des flons-flons de la fête mais
avec la gravité d’un évènement exceptionnel. La mère de Richard
avait préparé un repas de gala avec les gâteaux judéo-arabes qui
dégoulinaient de miel et d’amandes amères en guise de dessert.
Toute la famille se replongea dans une douce nostalgie lorsque les
quatre frères entamèrent une nouba,
musique
arabo-andalouse de Grenade, Cordoue et Séville, en hommage à
Rachel, prénom hébraïque offert à Carmen lors de sa conversion
par le tribunal rabbinique.
Ce
fut une journée joyeuse malgré l’ombre de Richard qui plana tout
au long de l’après midi sur l’appartement cannois. Lisette au
four et au moulin, se dépensa sans compter pour fêter sa future
belle fille, l’entourant de toute son affection pour la remercier
de ce joli cadeau offert à son fils. Richard qui ignorait la
conversion de sa belle mais qui saurait apprécier à sa juste valeur
ce geste d’amour qui renfermait tant de jolies choses de la vie à
découvrir.
Quand
elle rentra chez elle, elle trouva ses parents qui feuilletaient le
vieil album de cuir brun, ultime souvenir de la vie à Mostaganem. La
communion du frère, les réunions de famille à l’ombre du rideau
de soleil, le mariage des parents, Carmen en déguisée en joli
papillon à une fête enfantine, images d’un bonheur à jamais
disparues dans le calendrier du temps perdu. Soudain, elle s’aperçut
que ses parents vieillissaient, que les années qui semblaient
n’avoir aucune prise sur eux avaient courbé l’échine et ralenti
leurs gestes. Sans doute, trop occupée à vivre l’instant présent,
à plaire à Richard pour atteindre la sérénité, elle avait oublié
de poser un regard indulgent sur ses parents qu’elle adorait
pourtant. Alors, elle se pencha sur son père et posa la tendresse
d’un baiser sur sa joue mal rasée. Comme toutes les mères du
monde, Rosette ne comprit ni le pourquoi ni le comment de cet élan
du cœur mais elle prit sa fille dans ses bras et l’embrassa
longuement. Carmen avait trop regardé son nombril pour s’apercevoir
que ses parents ne s’étaient jamais remis de la perte conjuguée
de son frère, du départ d’Algérie et à présent venait se
greffer le problème lié à son engagement envers Richard avec tout
ce que cela implique. L’accident survenu à Charm El Cheik semblait
être la goutte qui faisait déborder le vase du découragement.
Alors, elle décida de ne pas ajouter à leur tourment la nouvelle de
sa conversion.
Un
courrier en provenance de Ramat Gan annonçant la démobilisation
anticipée de Richard remplit de joie les Benaïm. Léon pianota sur
le téléphone le numéro de Carmen puis descendit prévenir ses
frères occupés à siroter une anisette en attendant l’arrivée
de Léon pour « taper la belote » à quatre comme ils le
faisaient toujours en rappelant qu’ils ne remercieraient jamais
assez leurs parents de leur avoir permis de jouer aux cartes sans le
secours d’un « étranger ». « Nous
sommes quatre comme les trois mousquetaires »
plaisantait souvent Elie, le dernier des frères Benaïm.
Lisette
était excitée à l’idée de la prochaine venue de son fils bien
aimé. Excitée mais aussi préoccupée car elle redoutait le retour
à la vie civile de Richard, son comportement à la maison et lors
de sa rééducation.
Léon
se moquerait comme à l’accoutumée de sa femme mais déjà, comme
toute maman pied noire qui se respecte, elle se creusait la cervelle
pour songer aux plats préférés de son fils ainé afin de lui
mitonner, le moment venu, la cuisine de sa mère dont il avait été
privée durant trente deux mois. Elle l’imaginait reprenant peu à
peu sa place dans la maison, sa chambre qui l’avait attendue
sagement et que Lisette avait bichonnée tout au long de son absence
avec amour, demandant à Simon et à Sarah de ne pas l’envahir à
la moindre occasion, nettoyée tous les lundis comme si le fils
prodigue arrivait dans la journée. Souvent, parfois, lorsque la
solitude habillait ses murs, elle s’isolait dans cette chambre,
s’asseyait sur le lit et restait au milieu de ce silence, seule
avec cette présence qui lui parlait d’autrefois, de son pays
inoublié, des années roses et bleues qui chevauchaient ses jardins
d’Arabie, de la Casbah de sa jeunesse, de Bab El Oued, son quartier
qui s’était noyé dans les brumes de l’indépendance, du pays
qu’elle aimait tant et qu’elle ne reverrait jamais. Elle revoyait
aussi les années enfantines de Richard défiler en accéléré dans
l’espace et le temps, tentant de se souvenir des images du bonheur
d’antan qui se refusait pourtant et qu’elle ne parvenait pas à
maitriser, trop pressées de poursuivre la course vers l’infini.
Alors, elle poussait un soupir venu de la nuit des temps et sortait
de la chambre non sans avoir donné un dernier coup de chiffon de
poussière au bureau de Richard.
Pour
la première fois depuis son incorporation, Richard allait fêter le
Grand Pardon, Yom Kippour, auprès des siens. L’ambulance qui le
mena de l’aéroport de Nice à son domicile, les you you de sa
mère, les larmes de joie féminines, le soleil qui chanta la plus
belle chanson de son répertoire, la présence des son oncle Prosper
et la discrétion de son père, tout était réuni pour que les
retrouvailles soient les plus chaleureuses du monde. Carmen,
prévenue par son futur beau père, renonça à venir accueillir son
fiancé afin de laisser la famille fêter comme il se doit le retour
de Richard. Les retrouvailles avec sa chambre furent douloureuses
tant la situation lui sembla soudain plus délicate, son état lui
apparut nu, dans sa brutalité et son inhumanité. L’armée
israélienne était loin, le cocon des amis blessés, il n’était
plus qu’un handicapé dans cette ville qui fourmillait de bonheur
et de soleil, loin des chemins de traverse de Charm El Cheik. Il
regrettait sa vie israélienne où son état lui paraissait moins
absurde, plus ordinaire avec la banalité de sa condition de soldat
ayant fait son devoir. En France, il n’était qu’un infirme parmi
les gens valides que l’on regarde avec condescendance ou qu’on ne
remarque même pas tant l’indifférence habite les cœurs. Cela
n’existe pas en Israël où tant de jeunes sont tombés pour la
survie du pays. La reconnaissance du ventre est bien réelle sur
cette terre où l’on connaît le prix du sang et des larmes.
Il
se rendait compte de la futilité des choses dans cette France qu’il
avait apprivoisée pour y mieux vivre mais sa condition d’éternel
naufragé de l’Algérie lui avait fait suivre des chemins de
traverse que seule sa famille connaissait. Sa famille et Carmen qui
les avait suivi elle aussi pour ne pas s’y noyer. Les deux enfants
s’étaient jetés à corps et à cœur perdu dans cette aventure
qui les avait sauvés du naufrage où s’étaient égaré tant
d’honnêtes gens. Seule lui importait à présent sa famille. Sa
famille et ses amis de toujours. Ses souvenirs aussi qui lui
parlaient en arabe, en espagnol, en italien et en juif. Seul dans sa
chambre que sa mère avait désertée pour le laisser se reposer, il
songeait à ce que sera sa vie entre rééducation, sa mère et
Carmen. Son père, fidèle à l’image de l’homme de son pays,
passera la plupart de son temps entre travail et amitié, laissant
les rênes de la maison à sa femme, n’intervenant qu’en dernier
recours.
Quant
à Carmen, son abnégation ne devait en aucun cas se retourner contre
elle, sa jeunesse et sa beauté faisant le reste. Bien sur, cette
situation lui déchirait le cœur mais il savait qu’il devait en
passer par le renoncement de l’amour de sa vie.
--« Mais
tu es fou à lier ! Elle t’adore cette petite. Tu peux pas lui
faire ça ! »
--« Elle
me remerciera plus tard quand elle s’apercevra que la vie avec un
infirme……. »
Il
s’arrêta la gorge serrée, la voix défaillante et le souffle
coupé, détourna le regard puis continua :
--« Il
n’y a pas d’autre solution ! Je me vois pas lui imposer ça
et je me vois pas supporter son regard. J’ai été suivi par une
cellule psychologique israélienne qui m’a appris à vivre avec
mais qui m’a pas appris comment faire avec le regard des autres. »
--« Mais
chéri, on vit pas avec le regard des autres. On vit avec le regard
de ceux qu’on aime et ça suffit amplement. Et le regard de Carmen
ou de Rachel, quel que soit le nom que tu emploieras, il est rempli
d’amour pour toi. Y a aucune pitié dans ses yeux, y a que de
l’amour. Tu crois qu’elle se serait convertie par pitié, mon
fils ! Non, c’est par amour qu’elle veut vivre avec toi et
comme elle le dit elle-même, elle veut te donner des enfants juifs.
Si ça, c’est pas de l’amour ! »
--« Manman !
Je veux pas qu’elle gâche sa vie parce qu’elle va gâcher sa
vie à côté de quelqu’un qui marche comme un clochard…. »
--« Pourquoi
tu parles comme ça ? Un clochard, tu t’rends compte les
bêtises que tu dis ! Tu as pas honte ! tu as de la peine,
ça on le sait mais c’est pas la peine d’en rajouter. Et nous tu
crois qu’on en a pas de la peine ! Mais qu’est ce que tu
veux, c’est comme ça ! On va pas se pendre quand même. Tu
es en vie et je remercierai jamais assez le bon dieu, y’en a qui
sont restés dans cette maudite explosion. »
--« Y
connaissent pas la chance qu’ils ont ! A choisir, j’aurais
préféré partir avec eux ! »
--« Hou,
que dieu y nous en préserve ! Tu as fini de dire des bêtises
grosses comme toi ! »
La
sonnette retendit à ce moment là. C’était Carmen. Lisette eut
juste le temps de lui souhaiter la bienvenue avant d’aller faire
son marché. C’était également et surtout l’occasion de laisser
les deux enfants en tête à tête. Carmen déposa un baiser appuyé
sur les lèvres de Richard avant de s’asseoir sur le canapé à ses
côtés. Elle avait mis sa robe rouge et blanc qu’il aimait tant.
Ce n’était pas un geste innocent car cette robe avait été
étrennée le jour de leur première communion d’amour. Richard
avait envie de prendre sa belle dans ses bras comme à l’accoutumée,
de laisser ses mains courir sur son corps tendu comme un arc, de
s’abreuver à la source de ses lèvres pulpeuses. Mais la raison
l’emporta et le ramena à sa triste réalité.
--«
Carmen, en Israël je t’ai fait sentir que ta présence
m’indisposait. Même si je t’ai fait de la peine, c’était
voulu ? »
Devant
l’effarement de Carmen, il poursuivit
--« Je
sais que ton étonnement il est pas feint, mais tu dois te rendre
compte que je peux plus t’aimer comme si rien y s’était passé.
Je voudrais te rendre ta liberté parce que c’est plus possible
d’envisager de vivre avec toi. »
Les
larmes commençaient à perler sur les joues de Carmen qui
dévisageait Richard avec une supplique au fond des yeux :
--« Mais
pourquoi, qu’est ce qu’il y a de changé ? Pour moi, tu es
toujours le même, tu es Richard, le garçon que j’aime……et que
j’aimerai toujours ! Pourqoi, tu m’aimes plus ?»
--« Bien
sur que si mais crois moi, j’apprécie ta déclaration mais
j’essaie d’analyser froidement la situation. Tu es une fille qui
a toute la vie devant elle, tu es magnifique et intelligente, qu’est
ce je viendrais faire avec mon handicap dans ton existence. Ah, si
j’avais toutes mes facultés physiques, ce serait différent.
Malheureusement, c’est plus le cas et je veux pas qu’on forme un
couple colbate. On mérite plus que ça, tu mérites plus que ça et
je mérite plus que ça ! »
Les
larmes de Carmen parlaient plus que sa voix. Elle était désarmée
devant la volonté de ce garçon qui croyait que l’amour
s’envolerait par un coup de baguette magique. Elle s’était
beaucoup trop investie dans cette histoire qu’elle désirait
éternelle. Ses tempes battaient au rythme de son cœur et son cœur
rejetait le discours de Richard.
--« J’attendais
le moment propice pour t’apprendre une nouvelle qui te
transporterait de joie mais, à présent, j’ose même plus t’en
parler ! »
La
curiosité aiguisée par les mots de Carmen, Richard poussa Carmen
dans ses derniers retranchements.
--«
Non, parles ! Je vais pas te manger. »
--« Et
bien, je suis une juive, à part entière ! »
Devant
l’étonnement de Richard, elle précisa :
--«
J’ai été reçue à l’examen du tribunal rabbinique, on m’a
purifiée dans le mikvé. Je suis une juive pure et dure, comme
toi ! Alors maintenant, tu peux m’épouser»
Malgré
la situation, il ne put s’empêcher de sourire tant le ton employé
ne souffrait aucune discussion. Elle se laissa aller contre lui et
murmura à son oreille :
--«
Tu verras notre amour est plus fort que tout. Je te promets, on
vaincra tous les obstacles, tous les deux on sera plus forts que la
terre entière. Crois moi et surtout aies confiance en moi ! Y a
que la mort qui pourra nous séparer, et encore si je m’en vais la
première parce que dans le cas contraire, je te survivrais pas. »
Richard
regardait et écoutait ce petit bout de femme belle comme le premier
matin du monde, prit son visage avec la seule main valide qui lui
restait et l’embrassa longuement, très longuement. Lorsque leurs
lèvres se détachèrent, Richard pleurait. Alors, Carmen posa un
baiser sur chaque paupière, but ses larmes et dans un dernier élan
du cœur s’adressa à son fiancé :
--« Tu
te rappelles, maries toi dans ta rue, c’est la profession de foi
que tu appelais de tes vœux. Aujourd’hui, c’est devenu une
réalité ! »
--« Et
tu es sur que tu veux prendre le risque ? »
--« Quel
risque ? De t’épouser, c’est un risque ! »
--« Alors,
à la grâce de Dieu ? »
Carmen
embrassa Richard et conclut à l’israélienne « Baroukh
Achem »
FIN
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