samedi 8 juin 2013

MARIE TOI DANS TA RUE MON FILS! de hubert zakine


L’après midi se déroula dans une meilleure ambiance que la veille. La famille mit l’accueil mitigé de Richard sur le compte de la surprise et sur la révélation de ses blessures à ses proches. Carmen se fit toute petite de peur de froisser Richard par sa présence. Elle avait compris avant tout le monde que son voyage avait été une erreur, il aurait mieux valu laisser les Benaïm en famille pour parler sans retenue, sans mensonge ni langue de bois. Lisette se rendit très vite compte du malaise qui s’était installé entre Richard et Carmen. Aussi, lors d’une halte consécutive à une visite d’une infirmière, elle rassura la petite fiancée de son fils :


--« Ne t’en fais pas ma fille ! Je vais lui en toucher deux mots et tout rentrera dans l’ordre ! »

--« Non, non ! Laissez le tranquille! Il a assez de soucis comme ça. Moi, j’ai le temps, Comme il a dit votre beau-frère : tout vient à point qui sait attendre.»

--« D’accord, ma fille. Mais je veux que si c’est trop dur, parles moi. Tu dois pas supporter tout ça seule dans ton coin. Je suis avec toi, à deux ce sera moins dur. »

Les deux femmes se retrouvaient sur beaucoup de points concernant Richard, bien sur, mais aussi sur l’essentiel malgré la différence d’âge. Carmen avait apprécié d’être accueillie comme un membre de la famille aussitôt sa conversion annoncée. Dès lors, elle s’était comportée en fille encouragée, il est vrai, par sa future belle-mère.

Richard raconta son service militaire dans le menu détail préférant s’appesantir sur la vie des jeunes hommes en campagne occultant volontairement son avenir empreint de fatalité et de hasard. Mais il savait bien que ses proches désiraient connaître le fond de sa pensée sans oser l’engager sur ce terrain glissant.

--«  Mon fils, l’important c’est que tu te remettes au plus tôt. Quand tu seras de nouveau à la maison, tout te paraitra plus facile. Tu sentiras que tout le monde t’aime et ça te donnera la force de te surpasser. »

--«  Quand vous rentrez en France ? »

--«  Demain ! Mais si tu n’es pas démobilisé plus tôt, on reviendra te voir. C’est promis ! »

Richard avait dit au revoir à sa famille s’attarda auprès de sa mère. Il s’excusa de lui donner autant de souci et en pleurant, il l’embrassa en lui promettant d’être fort pour lui, pour elle, pour son père et pour ceux qu’il aimait. Avant de lui donner un dernier baiser et de le laisser avec Carmen, elle lui glissa à l’oreille :

--« Mon fils, sois gentil avec la petite ! Elle souffre sans rien dire. Elle est très, très bien. Je l’aime comme si c’était ma fille ! Elle mérite, tu sais ! »

Carmen attendit que la mère de Richard se soit éclipsée après lui avoir fait un signe d’indulgence, pour s’approcher de son fiancé qui la prit dans ses bras sans dire un mot. Les larmes se mêlèrent dans une étreinte douloureuse. Carmen se laissa aller contre le corps du jeune homme qui la garda ainsi, sans parler, contre lui. Leurs baisers salés, leurs regards mouillés, leurs souffles coupés, ils eurent un mal fou à s’en dégager tant leurs silences avaient été contre nature durant ce court séjour.

Quand elle rejoignit le reste de la famille, les yeux rougis parlèrent mieux qu’une déclaration d’amour. Lisette embrassa sa belle-fille pour entériner cette journée.


--« Mais comment tu vas vivre avec un infirme ? Tu veux…

--«  Maman, je t’interdis de parler comme ça de Richard ! »

--« Mais que tu le veuilles ou non, il sera handicapé, c’est toi qui me l’a présenté comme ça ! »

--«  Non, je t’ai dit qu’il risque de boiter, c’est pas pareil ! »

--« Ah ! Bon ! Un homme qui boite pour toi, c’est un homme normal ! Et son bras, même pas tu sais s’il pourra s’en servir normalement ! C’est malheureux mais il faut que tu te rendes à l’évidence, Richard plus jamais il sera le même. »

--« Et alors y faut le tuer pour autant ! C’est toujours Richard ! Il est suffisamment malheureux comme ça. »

--« J’imagine qu’il doit être malheureux ! Mais moi, je pense à ma fille ! Que la terre entière elle m’excuse mais tu dois pas sacrifier ta vie parce que Richard il a voulu faire l’armée en Israël où le bon dieu il a perdu ses savates ! C’est pas de ta faute…. »

--« Et pourquoi, c’est de la sienne ? »

--« C’est pas toi qui lui a dit d’aller là-bas faire son service ! J’étais de ton côté avant mais maintenant, c’est plus pareil. Qu’est que tu veux, c’est trop important ! »

--« Et l’amour qu’est ce que tu en fais ? Tu crois que par un coup de baguette magique, Richard y va sortir de mon cœur et de ma vie ! Et en plus, j’en ai pas envie. Rien n’a changé pour moi et c’est pas parce qu’il a été victime d’un accident, parce que c’est bel et bien un accident que je vais oublier notre histoire qui dure quand même depuis 1963 »

--« Alors, écoute ! Si tu es dans les mêmes dispositions d’esprit lorsqu’il sera démobilisé, on en reparlera ! C’est pas la peine de tirer des plans sur la comète trop tôt ! »



Victor profita d’une permission pour rendre visite à Richard qui le reçut avec joie.

--« Qu’est ce que tu nous a fait ? Tu te prends pour John Wayne dans « l’aigle vole au soleil », tu t’rappelles on l’avait vu au Majestic ? Yaraslah ! »

Les deux amis se remémorèrent des instants inoubliables de leur jeunesse quand le cinéma les accaparait tous les jeudis après midi en compagnie de Roland, Jacky et Paulo. Cela leur faisait du bien de repenser au temps passé. Ils occultaient ainsi le temps présent qui leur paraissait bien lourd à porter et oubliaient ainsi les vilaines blessures de Richard. Les plaisanteries fusaient et leurs fous rires estompaient l’inquiétude qui se lisait dans les yeux de Victor. N’y tenant plus, il risqua une question sur l‘avenir en Israël de Richard à présent que sa vie était tributaire de sa guérison.

--« Qui vivra, verra, larzèze ! Qu’est que tu veux que j’te dise ! De toutes manières, je suis obligé de revoir ma vie de fond en comble. Même Carmen, je peux plus l’épouser… »

--« Qué, tch’es fou ! Qui c’est qui t’a dit que tu peux pas l’épouser, »

--« Qui ? Moi ! Je peux pas lui demander de jouer les garde-malades toute sa vie, non ! Et puis j’ai mon amour propre, tu crois pas que je vais accepter de la voir gâcher sa vie avec un handicapé, non ! Un handicapé, tch’as bien entendu. Je suis un han-di-ca-pé ! Tu me vois me promener à son bras, elle si belle et moi si bancal. Chaque fois que je vais croiser mon image dans une vitrine ou dans une glace, j’aurai qu’une envie c’est d’aller me jeter au Kassour. »

--«  Putain, tu vois tout en noir. Cet accident y t’a niqué le moral. Je vais alerter les amis et ensuite tu verras la vie à l’endroit. Parce que maintenant, tu vois tout à l’envers. Qu’est ce tu croyais ? Ici, on est en guerre, alors des incidents comme ça, y risque d’y en avoir d’autres, peut être plus meurtriers encore ! »

--«  Et alors, tu crois que j’en suis pas conscient ? Je savais qu’en faisant mon service ici, je risquais gros , même de mourir mais pas ça. » Tout en parlant, Richard avait soulevé son drap et exposé sa jambe meurtrie à son ami.

--« Et je te parle pas de mon bras ! »

Et alors que rien ne le laissait prévoir, il éclata en sanglots devant Victor médusé. Pour la première fois de sa vie, l’amitié était désarçonnée par les larmes de Richard. Même au plus gros de la tempête du départ d’Algérie, quand les amis se donnèrent rendez vous à Paris sans savoir s’ils se reverraient un jour, les larmes ne s’étaient pas invitées sur le quai d’Alger en partance pour la métropole. Durant leur éclatante jeunesse, seules les larmes des fous rires avaient su de glisser dans leur amitié. Et aujourd’hui, nus devant l’absolu et le néant, les pleurs de Richard s’inscrivaient dans une descente aux enfers qui leur était, jusqu’à ce jour, inconnue. Victor, emprunté devant la détresse de son ami, n’eut d’autre défense que ses larmes à verser sur la fatalité.

Ils se quittèrent avec le sentiment d’avoir épuisé leur ressentiment envers les sortilèges du destin, avec néanmoins une foi inébranlable dans leur amitié, et Victor donna rendez vous à Richard à la prochaine permission.



Carmen se présenta devant le conseil des sages accompagnée du rabbin Moïse Zekri. Il avait dirigé son élève dans l’étroit couloir d’un immeuble cossu de la rue de France à Nice où la petite Carmen Solivérès subit un véritable interrogatoire sur la motivation de son éventuelle conversion. Elle avait évité le piège de la raison du mariage avec un homme juif en respectant à la lettre les conseils du rabbin. Elle parla de son désir d’entrer dans la religion juive pour épouser Richard et lui donner des enfants juifs mais également parce qu’elle était très attirée par cette religion, ses coutumes et ses aspirations à travers la Thora et ses principes de vie. Elle s’attarda sur le service militaire de son futur époux, du lourd tribut qu’il avait payé dans son désir de donner un autre sens à son existence d’éternel naufragé de la terre d’Algérie et, fier de sa judaïté, il ne regrettait rien.

--« Et moi, toute cette fierté qu’il porte en lui, je la partage comme je veux partager sa vie. »

Le conseil des sages du tribunal rabbinique s’attarda ensuite sur l’histoire du peuple juif à travers les siècles et sur la religion du Livre puis, le Président se leva et dans un geste éloquent de sa voix forte et grave à la fois pria la jeune femme d’attendre dans la salle qui servait de bibliothèque.

L’examen fut une torture pour Carmen qui pensa tout et son contraire et si elle brilla dans son approche du judaïsme, elle n’était pas satisfaite de son comportement sur le parcours de Richard. Les délibérations durèrent une bonne partie de l’après midi pour se terminer par la sortie inopinée du rabbin Zekri qui prit Carmen dans ses bras et lui annoncer son entrée dans le monde très fermé des converso, terme utilisé autrefois par les espagnols de religion juive convertis souvent de force au catholicisme.

Elle avait fait le chemin qui menait à Richard toute seule, comme une grande, avec au fond du cœur une étoile à six branches qu’elle dédiait à l’homme de sa vie. Et aujourd’hui, suprême récompense, elle entrait de plein pied dans la vie de Richard par la grande porte du judaïsme. Elle était, heureuse de ce témoignage offert en cadeau à toute la famille Benaïm et surtout à sa future belle mère auprès de qui elle s’était épanchée lorsque la pilule avait été dure à avaler pour ses parents. Elle savait que malgré tout l’amour qui existait dans la famille Solivérès, le coup avait été rude mais dès l’apparition d’un premier bébé les déceptions et les contrariétés s’effaceraient d’elles mêmes. Elle pensait que la vie réservait tant de mauvaises surprises que tout reprendrait sa vraie place devant le sourire d’un enfant.

Elle se rendit chez sa belle mère pour partager cette bonne nouvelle. Elle aurait sans doute apprécié de la partager avec sa famille mais sa crainte de déclencher des discussions désagréables l’en avait dissuadée. La soirée fut prétexte à un ersatz de fête englobant dans les louanges la conversion de Carmen et la lettre reçue le matin même qui annonçait une opération réussie sur la jambe de Richard visant à redonner un peu de souplesse au membre meurtri. Pour couronner le tout, Léon et Prosper profitaient de l’été cannois pour recevoir leurs deux frères cadets, ainsi pour un mois les Benaïm étaient de nouveaux quatre, comme à Alger, comme les trois mousquetaires qu’ils imitaient dans leur enfance lors de combats épiques avec les gardes de Richelieu représentés par les chitanes de la Rampe Valée. Il avait fallu que Richard connaisse les affres de la guerre pour qu’une telle réunion soit effective et cela prouvait s’il en était besoin que les familles se mobilisent toujours quand un drame survient, surtout dans une famille écartelée par le rapatriement d’Algérie.



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Léon entra dans la bijouterie de son ami Robert Mamane rue d’Antibes pour acheter une étoile de David, cadeau destiné à Carmen pour étrenner son appartenance au judaïsme. Lors de la bar misvah d’un garçon ou la brit milah d’une fille, il était coutume d’offrir le signe distinctif de l’entrée dans le monde juif à l’enfant. C’est la raison pour laquelle Léon et Lisette désiraient marquer ce jour d’une pierre blanche loin des flons-flons de la fête mais avec la gravité d’un évènement exceptionnel. La mère de Richard avait préparé un repas de gala avec les gâteaux judéo-arabes qui dégoulinaient de miel et d’amandes amères en guise de dessert. Toute la famille se replongea dans une douce nostalgie lorsque les quatre frères entamèrent une nouba, musique arabo-andalouse de Grenade, Cordoue et Séville, en hommage à Rachel, prénom hébraïque offert à Carmen lors de sa conversion par le tribunal rabbinique. Ce fut une journée joyeuse malgré l’ombre de Richard qui plana tout au long de l’après midi sur l’appartement cannois. Lisette au four et au moulin, se dépensa sans compter pour fêter sa future belle fille, l’entourant de toute son affection pour la remercier de ce joli cadeau offert à son fils. Richard qui ignorait la conversion de sa belle mais qui saurait apprécier à sa juste valeur ce geste d’amour qui renfermait tant de jolies choses de la vie à découvrir.

Quand elle rentra chez elle, elle trouva ses parents qui feuilletaient le vieil album de cuir brun, ultime souvenir de la vie à Mostaganem. La communion du frère, les réunions de famille à l’ombre du rideau de soleil, le mariage des parents, Carmen en déguisée en joli papillon à une fête enfantine, images d’un bonheur à jamais disparues dans le calendrier du temps perdu. Soudain, elle s’aperçut que ses parents vieillissaient, que les années qui semblaient n’avoir aucune prise sur eux avaient courbé l’échine et ralenti leurs gestes. Sans doute, trop occupée à vivre l’instant présent, à plaire à Richard pour atteindre la sérénité, elle avait oublié de poser un regard indulgent sur ses parents qu’elle adorait pourtant. Alors, elle se pencha sur son père et posa la tendresse d’un baiser sur sa joue mal rasée. Comme toutes les mères du monde, Rosette ne comprit ni le pourquoi ni le comment de cet élan du cœur mais elle prit sa fille dans ses bras et l’embrassa longuement. Carmen avait trop regardé son nombril pour s’apercevoir que ses parents ne s’étaient jamais remis de la perte conjuguée de son frère, du départ d’Algérie et à présent venait se greffer le problème lié à son engagement envers Richard avec tout ce que cela implique. L’accident survenu à Charm El Cheik semblait être la goutte qui faisait déborder le vase du découragement. Alors, elle décida de ne pas ajouter à leur tourment la nouvelle de sa conversion.



Un courrier en provenance de Ramat Gan annonçant la démobilisation anticipée de Richard remplit de joie les Benaïm. Léon pianota sur le téléphone le numéro de Carmen puis descendit prévenir ses frères occupés à siroter une anisette en attendant l’arrivée de Léon pour « taper la belote » à quatre comme ils le faisaient toujours en rappelant qu’ils ne remercieraient jamais assez leurs parents de leur avoir permis de jouer aux cartes sans le secours d’un « étranger ». « Nous sommes quatre comme les trois mousquetaires » plaisantait souvent Elie, le dernier des frères Benaïm.

Lisette était excitée à l’idée de la prochaine venue de son fils bien aimé. Excitée mais aussi préoccupée car elle redoutait le retour à la vie civile de Richard, son comportement à la maison et lors de sa rééducation.

Léon se moquerait comme à l’accoutumée de sa femme mais déjà, comme toute maman pied noire qui se respecte, elle se creusait la cervelle pour songer aux plats préférés de son fils ainé afin de lui mitonner, le moment venu, la cuisine de sa mère dont il avait été privée durant trente deux mois. Elle l’imaginait reprenant peu à peu sa place dans la maison, sa chambre qui l’avait attendue sagement et que Lisette avait bichonnée tout au long de son absence avec amour, demandant à Simon et à Sarah de ne pas l’envahir à la moindre occasion, nettoyée tous les lundis comme si le fils prodigue arrivait dans la journée. Souvent, parfois, lorsque la solitude habillait ses murs, elle s’isolait dans cette chambre, s’asseyait sur le lit et restait au milieu de ce silence, seule avec cette présence qui lui parlait d’autrefois, de son pays inoublié, des années roses et bleues qui chevauchaient ses jardins d’Arabie, de la Casbah de sa jeunesse, de Bab El Oued, son quartier qui s’était noyé dans les brumes de l’indépendance, du pays qu’elle aimait tant et qu’elle ne reverrait jamais. Elle revoyait aussi les années enfantines de Richard défiler en accéléré dans l’espace et le temps, tentant de se souvenir des images du bonheur d’antan qui se refusait pourtant et qu’elle ne parvenait pas à maitriser, trop pressées de poursuivre la course vers l’infini. Alors, elle poussait un soupir venu de la nuit des temps et sortait de la chambre non sans avoir donné un dernier coup de chiffon de poussière au bureau de Richard.



Pour la première fois depuis son incorporation, Richard allait fêter le Grand Pardon, Yom Kippour, auprès des siens. L’ambulance qui le mena de l’aéroport de Nice à son domicile, les you you de sa mère, les larmes de joie féminines, le soleil qui chanta la plus belle chanson de son répertoire, la présence des son oncle Prosper et la discrétion de son père, tout était réuni pour que les retrouvailles soient les plus chaleureuses du monde. Carmen, prévenue par son futur beau père, renonça à venir accueillir son fiancé afin de laisser la famille fêter comme il se doit le retour de Richard. Les retrouvailles avec sa chambre furent douloureuses tant la situation lui sembla soudain plus délicate, son état lui apparut nu, dans sa brutalité et son inhumanité. L’armée israélienne était loin, le cocon des amis blessés, il n’était plus qu’un handicapé dans cette ville qui fourmillait de bonheur et de soleil, loin des chemins de traverse de Charm El Cheik. Il regrettait sa vie israélienne où son état lui paraissait moins absurde, plus ordinaire avec la banalité de sa condition de soldat ayant fait son devoir. En France, il n’était qu’un infirme parmi les gens valides que l’on regarde avec condescendance ou qu’on ne remarque même pas tant l’indifférence habite les cœurs. Cela n’existe pas en Israël où tant de jeunes sont tombés pour la survie du pays. La reconnaissance du ventre est bien réelle sur cette terre où l’on connaît le prix du sang et des larmes.

Il se rendait compte de la futilité des choses dans cette France qu’il avait apprivoisée pour y mieux vivre mais sa condition d’éternel naufragé de l’Algérie lui avait fait suivre des chemins de traverse que seule sa famille connaissait. Sa famille et Carmen qui les avait suivi elle aussi pour ne pas s’y noyer. Les deux enfants s’étaient jetés à corps et à cœur perdu dans cette aventure qui les avait sauvés du naufrage où s’étaient égaré tant d’honnêtes gens. Seule lui importait à présent sa famille. Sa famille et ses amis de toujours. Ses souvenirs aussi qui lui parlaient en arabe, en espagnol, en italien et en juif. Seul dans sa chambre que sa mère avait désertée pour le laisser se reposer, il songeait à ce que sera sa vie entre rééducation, sa mère et Carmen. Son père, fidèle à l’image de l’homme de son pays, passera la plupart de son temps entre travail et amitié, laissant les rênes de la maison à sa femme, n’intervenant qu’en dernier recours.

Quant à Carmen, son abnégation ne devait en aucun cas se retourner contre elle, sa jeunesse et sa beauté faisant le reste. Bien sur, cette situation lui déchirait le cœur mais il savait qu’il devait en passer par le renoncement de l’amour de sa vie.

--« Mais tu es fou à lier ! Elle t’adore cette petite. Tu peux pas lui faire ça ! »

--« Elle me remerciera plus tard quand elle s’apercevra que la vie avec un infirme……. »

Il s’arrêta la gorge serrée, la voix défaillante et le souffle coupé, détourna le regard puis continua :

--« Il n’y a pas d’autre solution ! Je me vois pas lui imposer ça et je me vois pas supporter son regard. J’ai été suivi par une cellule psychologique israélienne qui m’a appris à vivre avec mais qui m’a pas appris comment faire avec le regard des autres. »

--« Mais chéri, on vit pas avec le regard des autres. On vit avec le regard de ceux qu’on aime et ça suffit amplement. Et le regard de Carmen ou de Rachel, quel que soit le nom que tu emploieras, il est rempli d’amour pour toi. Y a aucune pitié dans ses yeux, y a que de l’amour. Tu crois qu’elle se serait convertie par pitié, mon fils ! Non, c’est par amour qu’elle veut vivre avec toi et comme elle le dit elle-même, elle veut te donner des enfants juifs. Si ça, c’est pas de l’amour ! »

--« Manman ! Je veux pas qu’elle gâche sa vie parce qu’elle va gâcher sa vie à côté de quelqu’un qui marche comme un clochard…. »

--« Pourquoi tu parles comme ça ? Un clochard, tu t’rends compte les bêtises que tu dis ! Tu as pas honte ! tu as de la peine, ça on le sait mais c’est pas la peine d’en rajouter. Et nous tu crois qu’on en a pas de la peine ! Mais qu’est ce que tu veux, c’est comme ça ! On va pas se pendre quand même. Tu es en vie et je remercierai jamais assez le bon dieu, y’en a qui sont restés dans cette maudite explosion. »

--« Y connaissent pas la chance qu’ils ont ! A choisir, j’aurais préféré partir avec eux ! »

--« Hou, que dieu y nous en préserve ! Tu as fini de dire des bêtises grosses comme toi ! »

La sonnette retendit à ce moment là. C’était Carmen. Lisette eut juste le temps de lui souhaiter la bienvenue avant d’aller faire son marché. C’était également et surtout l’occasion de laisser les deux enfants en tête à tête. Carmen déposa un baiser appuyé sur les lèvres de Richard avant de s’asseoir sur le canapé à ses côtés. Elle avait mis sa robe rouge et blanc qu’il aimait tant. Ce n’était pas un geste innocent car cette robe avait été étrennée le jour de leur première communion d’amour. Richard avait envie de prendre sa belle dans ses bras comme à l’accoutumée, de laisser ses mains courir sur son corps tendu comme un arc, de s’abreuver à la source de ses lèvres pulpeuses. Mais la raison l’emporta et le ramena à sa triste réalité.

--«  Carmen, en Israël je t’ai fait sentir que ta présence m’indisposait. Même si je t’ai fait de la peine, c’était voulu ? »

Devant l’effarement de Carmen, il poursuivit 

--« Je sais que ton étonnement il est pas feint, mais tu dois te rendre compte que je peux plus t’aimer comme si rien y s’était passé. Je voudrais te rendre ta liberté parce que c’est plus possible d’envisager de vivre avec toi. »

Les larmes commençaient à perler sur les joues de Carmen qui dévisageait Richard avec une supplique au fond des yeux :

--« Mais pourquoi, qu’est ce qu’il y a de changé ? Pour moi, tu es toujours le même, tu es Richard, le garçon que j’aime……et que j’aimerai toujours !  Pourqoi, tu m’aimes plus ?»

--« Bien sur que si mais crois moi, j’apprécie ta déclaration mais j’essaie d’analyser froidement la situation. Tu es une fille qui a toute la vie devant elle, tu es magnifique et intelligente, qu’est ce je viendrais faire avec mon handicap dans ton existence. Ah, si j’avais toutes mes facultés physiques, ce serait différent. Malheureusement, c’est plus le cas et je veux pas qu’on forme un couple colbate. On mérite plus que ça, tu mérites plus que ça et je mérite plus que ça ! »

Les larmes de Carmen parlaient plus que sa voix. Elle était désarmée devant la volonté de ce garçon qui croyait que l’amour s’envolerait par un coup de baguette magique. Elle s’était beaucoup trop investie dans cette histoire qu’elle désirait éternelle. Ses tempes battaient au rythme de son cœur et son cœur rejetait le discours de Richard.

--« J’attendais le moment propice pour t’apprendre une nouvelle qui te transporterait de joie mais, à présent, j’ose même plus t’en parler ! »

La curiosité aiguisée par les mots de Carmen, Richard poussa Carmen dans ses derniers retranchements.

--«  Non, parles ! Je vais pas te manger. »

--« Et bien, je suis une juive, à part entière ! »

Devant l’étonnement de Richard, elle précisa :

--«  J’ai été reçue à l’examen du tribunal rabbinique, on m’a purifiée dans le mikvé. Je suis une juive pure et dure,  comme toi !  Alors maintenant, tu peux m’épouser»

Malgré la situation, il ne put s’empêcher de sourire tant le ton employé ne souffrait aucune discussion. Elle se laissa aller contre lui et murmura à son oreille :

--«  Tu verras notre amour est plus fort que tout. Je te promets, on vaincra tous les obstacles, tous les deux on sera plus forts que la terre entière. Crois moi et surtout aies confiance en moi ! Y a que la mort qui pourra nous séparer, et encore si je m’en vais la première parce que dans le cas contraire, je te survivrais pas. »

Richard regardait et écoutait ce petit bout de femme belle comme le premier matin du monde, prit son visage avec la seule main valide qui lui restait et l’embrassa longuement, très longuement. Lorsque leurs lèvres se détachèrent, Richard pleurait. Alors, Carmen posa un baiser sur chaque paupière, but ses larmes et dans un dernier élan du cœur s’adressa à son fiancé :

--« Tu te rappelles, maries toi dans ta rue, c’est la profession de foi que tu appelais de tes vœux. Aujourd’hui, c’est devenu une réalité ! »

--« Et tu es sur que tu veux prendre le risque ? »

--« Quel risque ? De t’épouser, c’est un risque ! »

--« Alors, à la grâce de Dieu ? »

Carmen embrassa Richard et conclut à l’israélienne « Baroukh Achem »


FIN  

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