Le soir, Richard s’asseyait
au balcon. Nez au vent, face au superbe panorama qui s’allongeait à ses pieds,
il découvrait avec émerveillement le plaisir des grands navires voguant vers
l’horizon. Du cinquième étage, son regard plongeait, à gauche, vers les jardins
Guillemin qui descendaient en cascade vers la mer, à droite sur l’avenue
Malakoff bordée par l’immensité de la méditerranée et, en apothéose, la colline
verdoyante de Notre Dame d’Afrique. Son regard ne butait plus contre
l’étroitesse de la rue Marengo mais se perdait sur l’étendue indigo des cieux
et les joyeux moutons qui gambadaient au gré du vent sur la mer. L’appartement
de sa jeunesse lui parlerait toujours de son enfance, de ses parents et de ses
grands parents et même au delà du nom de la famille Duran. Le Comte Drouet
D’Erlon, alors gouverneur des possessions françaises en Algérie, lassé de voir
sur les papiers officiels de la France « juif Duran », proposa à Léon
Juda Ben Duran, son conseiller intime, d’entériner le choix de « Sieur Durand »
en attendant sa prochaine naturalisation. Ainsi, la famille Duran devint les
Durand d’Alger par la grâce du comte Drouet D’Erlon.
Le quartier de son enfance l’ensorcellerait
tout au long de sa vie d’européen d’Algérie, de juif d’Algérie et de français
d’Algérie. Il se souvenait de la basse casbah où chaque heure de la journée
était réservée à une activité bien précise. C’était ainsi que vivait la casbah
judéo-arabe. La matinée étant consacrée au travail ménager pour les femmes et au
farniente pour une bonne moitié des hommes qui passaient le temps à jouer aux
dominos, à discuter, assis autour de la place du gouvernement ou à flâner au
port qui s’affairait à toute heure de la journée. Et l’après midi, alors que
les femmes se reposaient dans la tiédeur cossue de leur habitations, les hommes
se retrouvaient après la sieste pour continuer leur indolence jusqu’au soir. L’autre
moitié, besogneuse et acharnée à gagner sa vie, rentrait pour déjeuner et le
soir après le café, retrouvait le cocon de sa famille. Bab El Oued était un
autre monde et si Richard n’oublierait jamais sa basse casbah à mi-chemin de
l’orient et de l’occident, il se tournait résolument vers la modernité que
représentait son nouveau quartier.
Pour la première fois, Yom
Kippour fut célébré ailleurs que dans la casbah qui était de moins en moins
judéo-arabe. Seules les vieilles personnes, trop attachées à leur quartier,
demeuraient dans leur espace familier qui se résumait au marché Randon et à
leur voisinage. On dit souvent que l’habitude est une seconde nature et lorsque
les « transfuges de la casbah » les Durand, les Timsit, les Mamane,
les Zenouda et les Bacri, entrèrent, pour la première fois, dans la synagogue
Samuel Lebar rue de Dijon à Bab El Oued, ils pensèrent à leurs sièges inoccupés
du Temple de la place du grand rabbin Abraham Bloch. Leur cœur saigna, alors,
en évoquant ce qui ressemblait à une désertion des juifs dans cette casbah où,
depuis tant d’années, ils avaient planté leurs racines. Un abandon, synonyme de
survie face à l’incompréhensible procès dont ils furent victimes de la part d’une
organisation terroriste étrangère à la casbah, qui espérait se faire un nom sur
leur dos. Car les Durand étaient persuadés que la menace aurait été mise à
exécution s’ils n’avaient tenu aucun compte de l’avertissement amical de
Slimane Mokrani.
Le temple Samuel Lebar se
situait rue de Dijon, dans le quartier des Italiens, là même où le Dey d’Alger
possédait ses écuries et, où plus tard, la France installa une ligne de
transport qui parcourait les environs d’Alger de village en village pour le
courrier et plus rarement pour les voyageurs. C’était l’époque héroïque des
Messageries, nom qui désignait encore, de nos jours, le quartier des Italiens.
La rue de Dijon, toute en longueur, débouchait sur l’avenue Malakoff qui
longeait l’enjôleuse et lumineuse Méditerranée. Cette artère qui, d’ordinaire,
était une rue besogneuse, ressemblait à la rue Marengo avec en plus, une
effervescence bruyante des rues napolitaines qui n’existait pas dans la casbah.
La synagogue, trop petite en ces jours de fête, débordait de toutes parts avec
une jeunesse avide de profiter de cette journée où la religion interdisait aux
enfants de se rendre en classe. Aussi, les alentours se remplissaient de
garçons et filles habillés sur leur trente et un pendant que les adultes
priaient et louaient l’Eternel, courbés sur le passé d’un peuple millénaire, le
taleth blanc à bandes noires sur les épaules et la kippa sur la tête. Le
recueillement comme la ferveur en ce jour de Grand Pardon au Temple de la rue
de Dijon étaient identiques que dans le Temple de la rue Randon comme aux
synagogues de la rue Sainte, de la rue Suffren, de la rue Scipion ou de tout
autre lieu de prière. Même piété entrecoupée de cris d’enfants, mêmes
chuchotements amplifiés au fur et à mesure que l’heure avançait, même jeunesse
rigolarde aux abords de la synagogue. La différence avec le Temple de la casbah
se situait au niveau de la présence des épouses et des mères de famille qui
arrivèrent sur le coup de seize heures.
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