vendredi 25 mai 2012

EXTRAIT de "31 RUE MARENGO" de Hubert Zakine de BAB EL OUED

Les beaux jours revenus, la jeunesse savourait la vie. Tout semblait irréel. Kader avait pris ses marques à la Trésorerie Générale de l’Algérie. Les trois Stooges, comme les appelait le fils Mokrani en hommage aux trois comiques américains, avaient retendu le fil de l’amitié un instant relâché par la défection de l’un d’entre eux. A présent, la casbah leur ouvrait ses bras tentateurs mais ô combien mystérieux. Ils se baladèrent au cœur des ruelles ombragées qui débouchaient sur des placettes où des grappes d’enfants récupéraient la fraîcheur des fontaines, où les bourricots de la voirie, qu’aucun escalier ne rebutait, poursuivaient leur besogne stoïquement en donnant au passage de nombreuses ruades aux imprudents. Ils marchèrent sur les pas de leurs ancêtres rue Akermimouth, rue du regard, rue Socgémah, rue du lézard ou rue Salluste, tournant les aiguilles de la machine à remonter le temps en imaginant leurs anciens foulant, quelques années plus tôt, cette casbah judéo-arabe qui collait leur destinée à chacun de leurs pas. Cet enchevêtrement de maisons et de terrasses leur parlait beaucoup plus que ne l’aurait fait le meilleur professeur du lycée Bugeaud. En ces moments de grâce, ils ne faisaient qu’un avec ce lieu symbolique qui restait pour eux le quartier, le village, la ville de leur enfance.

Toutes les femmes de la famille se rendirent au cimetière de Saint Eugène. C’était le jour de Rosh Hoddesh. Comme le dernier vendredi de chaque mois, la visite au cimetière s’imposait pour honorer les disparus, nettoyer les tombes et chasser les feuilles mortes. Derrière chaque monument funéraire attendait un petit seau contenant un morceau de lavette indispensable pour gratter les impuretés descendues du ciel s’ajoutait une visite à la fontaine indispensable pour laver les tombeaux de fond en comble et repartir l’esprit et le cœur content. Les femmes se chargeaient de cette tâche avec dévotion et amour car le respect des morts faisait partie des attentions essentielles des vivants. Les cimetières d’Alger, et au delà de toute l’Algérie, bruissaient de recueillement et de chuchotements dans ses allées parcourues les jours de visite. Quand les femmes sortirent de ce temple de sérénité, le naturel revint au galop et les langues déliées se remirent à papoter et les fous rires à éclater tout au long du retour à la rue Marengo. Les filles Durand redevinrent des petites filles se souvenant des épisodes concernant parents et grands parents. Ce retour aux sources se renouvelait chaque mois et nulle, jamais, ne s’y dérobait.

Richard, José et plus surprenant Norbert terminèrent l’année scolaire sur les chapeaux de roues avec l’impression d’avoir rempli leur contrat, ils passaient tous les trois en troisiéme. Mais Richard était le seul à se satisfaire de ses résultats car José ne suivait ses études que contraint et forcé par son père qui désirait que son fils ait un bagage intellectuel plus étoffé que le sien avant de lui confier les rênes de la boulangerie. Quant à Norbert, il se savait soutenu par son père dans son désir d’arrêter les études.

--« Profite de tous tes après midi pendant trois mois et, après, tu viens travailler avec moi. Ta mère, j’en fais mon affaire ! »

Les derniers jours de classe furent l’objet de « mancaouras» répétés afin d’aller chercher Kader à la sortie du Trésor et se balader avenue de la Bouzaréah à Bab El Oued comme toute la jeunesse européenne de ce quartier au verbe haut et au rire à gorge déployée. Richard adorait sa casbah mais, malgré tout, il s’habituait à ce peuple grâce, sans doute, à la fréquentation du lycée Bugeaud et de ses élèves pour la plupart issus de ce quartier européen. Les quatre garçons plongèrent avec délice dans l’eau bleue de Padovani qui devint leur plage, à présent que l’âge aidant, les parents leur laissaient la bride sur le cou. Les filles les attiraient comme des mouches à miel et ils ne se privaient pas de draguer à mort tout ce qui bougeait mais Kader ne goûtait pas ces arrêts au square Guillemin où les filles ne faisaient pas cas de lui. Il se sentait solitaire au milieu de ses amis malgré sa bonne humeur apparente. Il se sentait de trop dans ce monde européen et jamais plus qu’en ce moment là, il ne s’était autant exclu de ce monde parallèle de la casbah.

--« Mais qu’est ce que tu racontes ?C’est toi qui fais des différences parce que tu crois que les filles elles t’enverront promener parce que tch’es un arabe ? »

--« Aouah, c’est Kader qui a raison ! On monte, on descend, y sera toujours un arabe dans les yeux des filles. Elles pourront être copains avec lui mais si y les serre d’un peu trop près, elles vont crier au viol ! »

Heureusement que le rire cadençait les paroles et que la plaisanterie n’était jamais très éloignée des discussions.

--« Ouais, c’est sur mais c’est comme ça depuis toujours. Si tu touches Bahia, y te tue, non ? J’ai pas raison, Kader ? Mais à part ça, si tout le monde y respecte ces règles, y a pas de problème ! »

--« Chacun sa mère, en un mot comme en cent ! »

--« Remarque si jamais Norbert ou moi, on ramène une fille catholique à la maison, nos parents y nous tuent. »

--« Bou, que dieu y nous en préserve, comme elle dit tata Nadine ! »

--« Comme de toute façon, il est amoureux de Malika, qu’est ça peut lui faire les autres filles ! »

Kader qui écoutait ses amis avec amusement interrompit le débat :

--« Quelle bande de brèles que vous êtes, alors ! Je vous ai demandé quelque chose ! »

--« Regarde moi le ! Nous autres, on se fait du mauvais sang pour lui et rien qu’y nous engueule ! »

--« Zarmah, y se fait du mauvais sang pour toi ! Y s’prend pour sa mère qu’elle se fait un kilo de mauvais sang toutes les cinq minutes ! »

José, qui s’était contenté d’écouter, se mêla à la conversation pour dire une vérité première.

--« Ta tante Nadine, l’autre jour elle a dit : « Si tu veux être heureux, marie-toi dans ta rue ! »

--« Elle a raison tata Nadine ! Mais oh, on a fini de parler comme des grands ! Vous

m’avez pourri la journée ! » se plaignit Kader

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