La nouvelle du décès de la mère de Jacky enfonça la maison Benaim dans le recueillement. Cette femme issue des jardins d’Arabie s’en était allée aux pays des yeux perdus quelques mois auparavant sans que la nouvelle ne parvienne au sud de la France. Elle avait clos ses paupières comme elle avait refermé ses persiennes avant de quitter son appartement de Bab El Oued. Sans un mot. Elle avait regardé une dernière fois ses fils avant de sombrer dans la solitude éternelle. Cette femme, cette mère issue de la casbah judéo-arabe, quartier parfumé d’Orient et d’Occident, de kemoun et d’anisette, monde disparu aux confins du désert et de la France, cette exilée du cœur et de l’amour avait refusé l’autre décor, l’autre supplice, l’autre dénuement. Le voisinage exubérant de là-bas, sa famille adoptée, ses sœurs de palier l’avaient abandonnée pour se perdre elles-mêmes dans les méandres de l’exode. Le départ refoule parfois des larmes salées mais l’exil récupère toujours le chagrin. Un chagrin qui endeuilla la maison cannoise embourbée dans les réminiscences d’autrefois.
--« C’est pas malheureux! Même pas on était au courant. Comme des sauvages, on vit dans ce pays. Tiassardo, De Gaulle! »
--« Laisses De Gaulle où il est, va! Rien son nom y va nous porter la schkoumoune! »
--« Que le Bon D…. y nous en préserve! Laïstarna! »
Le parler de la casbah avait encore de beaux jours devant lui dans la maison des Benaïm.
Le séjour des « parisiens » tirait à sa fin. Certains évoquaient déjà un deuxième « rapatriement »
--« Purée, Azrine y vient, je descends vivre au soleil. Ma parole, regardez, on dirait qu’on est à Alger! »
--« En plus, c’est tellement petit, que même si on veut pas se voir, tous les jours on se rencontre. Comme chez nous! » insista Richard.
Jacky et Victor, plus réalistes parlaient de travail, de situation, de famille à suivre ou à mener vers le salut. Mais tous se promettaient de s’installer un jour au bord de la grande bleue.
*****
Il restait trois jours à Richard pour parler de Carmen à ses amis. Jusqu’alors, il éludait les questions sur les filles de Cannes « qui tombaient comme des mouches » devant son regard de velours. Jusqu’alors, il attendait le retour de sa belle partie en vacances dans l’Andalousie, terre originelle de sa famille avant le grand départ pour « l’eldorado algérien ». A présent, elle était là et Paulo, comme à son habitude, bavait devant la beauté sauvage de cette fille alors que Roland s’étonnait de l’amour qu’elle semblait porter à son ami.
--« Bardah! Tu vas pas me dire qu’elle est amoureuse de toi? Ou alors, tu lui as crevé les yeux pour pas qu’elle voit comment tch’es vilain! »
--« Tu lui as donné le compte, j’espère? » renchérit Victor la malice en bataille.
--« Le comp-te de sa mère! » martela Paulo, le rire plissant son regard de fouine.
Seul, Jacky demeura muet. Plus discret que ses amis, il se contenta de prendre le bras de Richard et l’entraîna à l’écart.
--« Oh! Tch’es pas amoureux d’elle, j’espère? »
Devant l’acquiescement de Richard, Jacky chuchota en se penchant vers lui:
--« Bou! Tch’es devenu fou ou quoi? A ce point, la France elle t’a niqué le moral que tu déconnes à ce point? Raïben, ta mère! Après l’exode, elle croyait avoir tout subi! »
--« Attends! A t’écouter, je commets le mal absolu! »
---« Ah bon, mainant tu sors les mots de l’armoire! Qué, mal absolu! Aujourd’hui, nous autres, les jeunes, on a une priorité absolue, tu vois, moi aussi, je sors les mots de l’armoire, cette priorité c’est de perpétuer l’œuvre de nos ancêtres malgré la dispersion. Si on se met avec des filles qu’elles sont pas de chez nous, alors adieu veaux, vaches, cochons. Y reste plus rien de ce qu’y nous ont enseigné, nos parents. »
--« Oh les babaos! Vous tapez les messes basses! Vous intriguez, maint’nant! Disez-nous tout! ». Victor avait rejoint ses amis mais en s’approchant d’eux, il avait compris le sérieux de la discussion que Richard conclut en invitant tout le monde à débattre de ce problème le soir venu. L’instant présent réclamait la pancha dans la mer.
*****
Carmen les avait rejoint à la plage municipale, la peau dorée et craquante comme les cacahuètes grillées du square Bresson. Sa jeunesse triomphante exposait sa beauté aux caprices des Dieux et les cinq amis la couvait des yeux.
--« C’est vrai qu’elle est magnifique! » admira Jacky.
Roland matait tout ce qui bougeait et plus particulièrement les jolies filles, estimant leurs mensurations avec Victor et Paulo.
--« Putain de couche qu’ils se payent! Y sont restés babaos, hein! ».
--« Non! Là, y z’ont quinze ans mais ne crois pas, des fois, y plongent dans la nostalgie et c’est difficile de les faire revenir! Y morflent comme tout le monde! ».
Richard aimait ses amis comme des frères et s’il ne faisait aucune différence entre eux, il n’en demeurait pas moins que la présence de Jacky, en ce moment délicat de sa jeune existence, lui était précieuse.
Carmen s’entretenait avec les trois Stooges comme les avait surnommés Richard qui les écoutait rire à gorge déployée. Il aimait ce naturel qui les habitait en quelque lieu que ce soit, devant les reines ou les misérables, à Alger, à Cannes ou à Paris. De temps à autre, l’un d’entre eux quittait la conversation pour jeter un regard complice vers les deux sérieux de la bande. L’affection de l’amitié se lisait à livre ouvert et les pages écrites de l’autre côté de la Méditerranée, qui jamais, ne semblaient devoir s’effacer. « Quel gâchis! » pensa Richard en songeant à tous ces instants abandonnés sur les quais de la ville blanche, à toutes ces années futures effacées de la carte du tendre, à cet arbre de vie en commun dont les branches en s’écartant de l’amitié s’affaiblirent et s’affaibliraient encore et toujours, de plus en plus. Comme la vie lui parût tout à coup dérisoire et la destinée dépendante de la politique des hommes. Le sentiment d’être un déraciné ne lui apparût jamais davantage qu’en cet instant suspendu entre le bonheur de côtoyer ses amis d’enfance et la tristesse d’en être séparé à nouveau et pour longtemps.
--« Le monde moderne ignore le libre arbitre » conclut-il.
--« Qu’est-ce que vous pensez de notre relation à Richard et à moi, vous qui êtes ses amis? » interrogea, fausse ingénue, Carmen.
--« Joker! » se défendit Paulo soulevant le tollé de ses camarades.
--« Qué, joker! Tu te crois à la Grande Brasserie ou quoi? Allez, parles! »
--« Et pourquoi moi, çà va pas non! D’abord, j’ai l’oreille fine mais pas la langue pendue comme toi! »
--« Oh! Qué j’t’ai fait que tu t’attaques à moi, l’artaille? » s’étonna Victor qui n’avait rien demandé à personne.
Roland, lui, y restait dans son petit coin pensant sans trop y croire qu’il passerait inaperçu. Jacky le rattrapa au vol:
-« Roland! Larzeze! Dis nous un peu c’que tu penses! »
--« Moi, je sais que c’est pas encore la période des vendanges, alors si vous voulez bien me lâcher la grappe, j’en serai fort aise, quand la bise fût venue! » plaisanta t-il.
--« Ouais, en un mot comme en cent, vous êtes des gamates. Dire que je vous avais décrit auprès de Carmen comme des musclés de la tête et des jambes. Total, une bande de cadavres vous faites! Même pas honte, vous avez? » ironisa Richard qui ne pût contenir son envie de rire.
--« Tch’as honte, toi? » questionna Victor à l’adresse de Paulo l’air faussement innocent.
--« Pas du tout! Et toi? »
--« Que nenni! » poursuivit Roland en éclaboussant la plage de son rire tonitruant, célèbre dans tout Bab El Oued.
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