CHAPITRE CINQUIEME
VIE QUOTIDIENNE
LA RUE
« Manman! Je descends en bas la rue! ». Avant que la mère, attelée à d’autres tâches, ait opiné de la tête, le garçon dévale quatre à quatre les escaliers de la maison. Attendu comme le messie par une cohorte de gamins de son âge pour débuter le match de football, la partie de « Papa Vinga », jeu à côté duquel une mêlée de rugby semble un aimable divertissement, le carré arabe jeu subtil où l’on déplace trois pions afin de tracer une ligne droite contrecarrée par l’astuce du joueur adverse, le jeu des noyaux pris dans le cœur des abricots qui donne naissance à plusieurs variantes (le tas, la tapette, seven) le jeu de la toupie, la belote ou la ronda dans une entrée de maison, le jeune garçon fait son apprentissage de la vie « à la rue ». C’est dans la rue qu’il apprend à souffrir en silence, à relever la tête devant l’adversité, à gagner ses galons décernés par la débrouillardise, à rendre plus joli le rêve de l’enfance. Auprès des plus grands qui lui enseignent « la rue », l’enfant apprend tout simplement la vie. Par affinités, les bandes se forment. S’en dégagent les fortes personnalités et d’un accord tacite, un chef est nommé. C’est lui qui décide la formation de l’équipe de football du quartier, les jeux adoptés ou rejetés, le film à aller voir même si en ce domaine, son avis ne remporte pas tous les suffrages, le cours du change des billes, des noyaux ou des tchappes et des petits riens qui le désignent aux yeux des autres comme le chef incontesté de la bande.
La maison est le lieu familial où l’on mange et dort, où l’on fait ses devoirs et apprend ses leçons, où l’on fait sa toilette le plus sommairement possible si ce n’était la surveillance de la maman, mais la rue attire comme un aimant les enfants du soleil avides de grands espaces et d’amitié. Le gamin de Bab El Oued ne s’en prive pas. Les jours de congés scolaires, dès le lever du soleil, les plus hardis après s’être lavé « pour l’amour de Dieu », coiffé « avec un râteau » et avalé un Elesca, le Banania de l’époque que Sacha GUITRY immortalisa avec son fameux slogan : « l’Elesca, c’est exquis! », tapent dans une balle de caoutchouc ou de chiffon en attendant le reste de la bande adepte de la grasse matinée. Toutes les aires de jeu sont aussitôt accaparées par une horde de petits sauvageons à l’activité débordante. D’interminables rencontres animent les jardins, les places, les terrains vagues et les rues pour un match de football, une partie de mora, de tchappes, de toupie, de noyaux, de papa vinga, dans un concert de cris et vociférations, d’injures et de fous-rires, entrecoupés par les interventions répétées du mécanicien ou de l’épicier du coin qui « ne s’entend plus parler ». L’enfant qui « descend à la rue » signe un pacte avec les « anciens ». Il appartient dorénavant au quartier. Toute son énergie déployée à l’intérieur de sa rue sera consacrée à la défense de l’honneur du quartier. Football, courses à pied, ping-foot ( on ne dit pas Baby foot à Bab El Oued) ping-pong, études, natation, manqua oura, témérité ou couardise, tout acte dépositaire du bien ou du mal portera le sceau du quartier, sera exécuté au nom de « sa » rue. Tout lui sera pardonné si son comportement ne salit pas l’honneur de son coin de paradis.
Dans un premier temps, il intègre la bande des « petits » qui défie régulièrement les « Grands » dans d’homériques jeux empruntés à la mémoire collective. Le plus souvent, un frère plus âgé le précède, le guide dans les dédales de sa formation. La rudesse des aînés ne se dément jamais lors d’affrontements qui laissent quelques bleus au corps mais comblent de bonheur le jeune batailleur au cœur tendre et aux culottes courtes d’avoir fréquenté les jardins de l’adolescence. Plus tard, lorsque quelque duvet aura cerné ses lèvres, il abandonnera sans regret le statut de « petit » pour remplacer un « grand » parti vers d’autres conquêtes promises par les récits des « plus grands ». Il apprendra alors la fabrication des carrioles, ces voiturettes de bois montées sur de pétaradants roulements à billes, grâce auxquelles il dévalera « à tombeau ouvert » et jamais cette expression n’eut autant valeur de réalité, sans se soucier des véhicules débouchant des rues transversales. Des bobos, certes, mais jamais le quartier ne déplora un accident grave lors de ces courses folles. En rentrant de l’école, avant les devoirs, avant les leçons, avant même de boire le café au lait, certains se défient dans une rencontre de football au beau milieu d’une rue, les cartables délimitant les buts, les équipes se créant au gré des affinités de chacun. Parfois, une mère affolée, tel un chien dans un jeu de quilles , déboule en vociférant après son « salopris de fils » que « même pas y prévient sa mère ! ». Mais le plus souvent, période scolaire ou de vacances, l’adolescent cesse ses jeux d’enfance, se lave « pour l’amour de Dieu », tire la langue pour essayer de former dans sa tignasse mouillée un semblant de raie. Puis, beau « à tomber parterre ! » dixit sa mère « qu’elle a pas forcément les yeux en face des trous », il descend « en bas la rue » avec l’instinct du chasseur dans sa gibecière. L’avenue, le jardin, les abords de Padovani sont des lieux où l’on prend ses marques, où l’on repère la mignonne qui, la veille, vous a fait tourner la tête. Echanger un regard suffit parfois à nouer une complicité amoureuse sans que personne alentour ne la décèle. Ainsi se renouvelle chaque fin d’après-midi le doux spectacle des amours d’enfance, des timidités vaincues, des baisers innocents.
La rue de Bab El Oued déploie un charme indéfinissable dont les ingrédients sont extérieurs à la beauté du lieu. Le mérite en revient à un florilège d’éléments qui s’ajoutant les uns aux autres, comme des petits bonheurs qui s’accumulent et nourrissent la sensation de bien-être ressentie par les gens heureux. La rencontre permanente d’amis ou de membres de la famille, l’indulgence des adultes qui, ayant emprunté jadis les allées fleuries de l’enfance, s’en souviennent suffisamment pour sourire d’un bruit envahissant, la manière avec laquelle les femmes de ce faubourg aux mille mères à l’instinct formidablement développé, appréhendent un petit orphelin de maman, la richesse du cœur installée à demeure dans ce royaume de l’enfance, les vraies amitiés que perpétuent les cafés, les jardins, les stades, les balcons.
La rue de Bab El Oued a changé de visage lorsque les chars l’ont violée. Mais la mémoire des hommes est ainsi faite qu’elle restitue l’âme plus que le corps, l’esprit plus que le squelette, la beauté plus que la laideur. Elle a perdu son accent, étouffé dans la gorge de ses enfants en mars 1962, mais tel un phénix, ce langage de la mémoire se révélera indestructible et renaîtra de ses cendres encore fumantes sur l’autre rive de la Méditerranée, grâce à l’abnégation et à l’amour des enfants de Bab El Oued.
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