CHAPITRE CINQUIEME
VIE QUOTIDIENNE
L’AVENUE
On fait l’AVENUE comme on visite une exposition de peinture dont on serait soi-même la toile. Voir et être vu, telle semble être la devise des gens de Bab El Oued.
Faire l’Avenue. Respirer à pleins poumons l’air du faubourg. Humer les odeurs sorties du ventre des cafés. Y entrer en pays conquis, hélé par un comparse d’école, un coéquipier de sport, un voisin, un cousin, un ami ; en sortir tout en sachant que « la tournée des grands ducs » commence à peine. Ecouter la fureur et le bruit envahir le quartier. Guetter le regard timide d’une jolie fleur, apprentie-Greta GARBO, Marilyn MONROE ou Brigitte BARDOT. Ne pas oser, avant 18 ans, franchir le seuil du café élu par les anciens du quartier mais, pas bête, demeurer dans l’axe optique du patron réputé magnanime qui, las de ce manège, autorise l’entrée dans son établissement. S’asseoir sur la rampe DURANDO et attendre le passage d’une belle aux cheveux noirs, lancer un petit mot en forme de plaisanterie qui cache un trouble certain, telles sont les mille et une façons d’aborder l’Avenue. S ‘arrêter à chaque coin de rue, à chaque devanture de café, interpellé par un sourire de jeunesse, une odeur familière, un air de guitare désenchanté.
Le pas ralenti, l’attitude volontairement décontractée, la jeunesse s’empare de « l’andar et venir » dès la sortie du collège ou du lycée. Le rite consensuel commence alors. Les riverains de l’Esplanade promènent leur désinvolture sur « l ‘avenue des bons copains », longent le trottoir de droite jusqu’aux Trois Horloges, point névralgique de ralliement du « Tout Bab El Oued », puis empruntent l’autre trottoir qui les dépose à leur point de départ.
Quant aux enfants des Messageries, de la Basséta et quartiers environnants, ils effectuent le chemin inverse jusqu’au boulevard Guillemin, délaissant la pourtant belle avenue de la Marne et ses arcades cossues qui conduisent, à l’abri de l’averse, au Lycée BUGEAUD. Le manège dure ainsi toute l’après-midi jusqu’à l’extinction des feux, jusqu’au désespérant couvre-feu.
Au cours de cette grande parade amoureuse, défilé digne de BARNUM et Cie, l’avenue s’éloigne des chagrins et des peurs pour laisser le champ libre à la vie, au rire et à l’amitié. Elle envahit les cœurs et s’inscrit dans la grande tradition de la complicité des gens de ce faubourg.
Le rire tonitruant s’évacue comme un lâcher de ballons multicolores, tel qu’en Bab El Oued, outrancier, comédien, sincère, complice ou feint. Un rire qui demeure le son le plus répandu, le plus apprécié que chacun s’empresse de rattraper au vol pour l’escorter ailleurs, au large d’un paysage ouvert sur la Méditerranée, vision de rêve permanente, oubliée quelque part sur la route de l’habitude et le chemin de l’accoutumance.
Faire l’avenue le dimanche matin relève de la kermesse, de la piste aux étoiles, de Hollywood Boulevard. Bab El Oued sur son 31 vaut le détour. La tenue du dimanche matin réconcilie « oualiones, païgones et fourachaux » qui en la circonstance réalisent la prouesse de « ressembler à quelque chose ». Plus qu’en semaine, la promenade prend des allures de drague organisée. Agglutinées devant les cafés, assises sur la rampe DURANDO, des grappes de garçons attendent patiemment le passage de jolies robes « déshabilleuses » de brunettes endimanchées, le « bras dessus, bras dessous » obligé, afin de se donner une contenance lorsque l’émoi rosit les joues et déséquilibre la démarche. Les plus dégourdis déambulent, le regard- gyrophare afin de débusquer l’oiseau rare avant les autres. Mais n’allez pas croire que Bab El Oued ne s’adonne qu’à ce jeu de pistes amoureux. Au contraire, entre les amateurs de football, les « accros » de ping-foot, de billards, de cartes, les familles entières qui se rendent à la messe, les maris qui profitent de la liberté du dimanche matin pour se faire une coupe « à la bol de loubia » ou « à la Luis MARIANO » avec une « tonne » de gomina qui cimente la chevelure, les cinéphiles pressés de réserver leur place pour la séance de l’après-midi, les grands-pères tirés à quatre épingles qui promènent dignement leurs petits-enfants, fiers de leur descendance comme de leur ascendance, les musiciens des rues, les petits yaouleds, cireurs de chaussures ayant supplanté dans ce métier les petits juifs après la guerre 39-45, qui interpellent le client en tambourinant de leur brosse sur la boite aux rebords cloutés, les tape-cinq de connivence, le sifflet rassembleur, et pour couronner le tout, le roi soleil qui embellit tout ce qu’il touche, tout ce qu’il effleure, tout ce qu’il caresse.
Le quartier alors se pare de mille senteurs qui parcourent la joyeuse avenue. Les beignets italiens de Pasquale distille une odeur de vanille qui imprègne les narines jusqu’au relais de Tony Mario, place de l’Alma ; les « pitses », le pain espagnol, les « russes », gâteaux à base de pralin et de meringue pilée que les pathos nomment castel, la calentita conjuguent leurs effluves avec celles du marché de Bab El Oued, savant mélange de fruits, de fleurs, de menthe sauvage et d‘épices odoriférantes qui situent le lieu mieux que ne l’auraient fait toutes les cartes géographiques de la planête ; car ici battent d’un même élan les coeurs de l’Orient et de l’Occident, à deux pas de la mer ouverte sur l’Europe et du désert, dernière escale avant l’Afrique.
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Bab El Oued est amoureux de son peuple mais celui-ci le lui rend au centuple. Se suffisant à lui-même, le faubourg séduit ses enfants à un point tel que l’idée d’habiter ailleurs ressemble à une utopie. Ce pays d’Alger, quartier populaire aux multiples visages, aux multiples senteurs, aux multiples résonances prend toute sa dimension dans la rue lorsque les murs répercutent le bonheur de ce peuple sain, naïf, exubérant, heureux. Et l’avenue grouillante d’une fin d’après-midi d’été ou d’un dimanche matin printanier en offre la plus belle image, la plus réaliste vision de ce monde à jamais disparu que les enfants du faubourg conservent, envers et contre tout, dans l’armoire délicieuse et douloureuse du souvenir.
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A SUIVRE......
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