lundi 9 mai 2011

31 RUE MARENGO hubert zakine -extrait-

POUR VOUS DONNER LE GOUSTO

En ce 1er Octobre 1954, matin de rentrée scolaire, Richard, accompagné de son ami de toujours José Vidal et de son cousin Norbert Timsit, descendait la rue Marengo puis entamait la rampe Vallée, longeait le mur d’enceinte du jardin Marengo pour se rendre au Lycée Bugeaud. Plus tard, lorsque son emploi du temps le lui permettrait, il flânerait dans cet éden de la prime enfance, bâti par trois cents prisonniers sous les ordres du capitaine Marengo. Là, il revisiterait un moment d’histoire de France en admirant le mausolée en hommage de la reine Amélie, épouse du roi Louis-Philippe qui trônait au bout d’une allée de ficus.

Ce jour là, en ce milieu de matinée, le ciel bleu incitait le regard à lever le nez. La pureté de l’air semblait avoir nettoyé la ville toute entière. Le soleil jouait une pièce intitulée « entre l’ombre et la lumière », selon le trottoir emprunté. Pas un souffle de vent ne venait contrarier la tignasse désordonnée de Richard.

La tête dans les nuages, les trois amis ralentissaient le pas, profitant de la largesse des heures qui flânaient avant l’entrée au lycée. Après les années sombres de la guerre, la liberté s’offrait à toute cette jeunesse magnifique qui aimait à chanter les exploits de leurs pères sur les chemins de France et d’Italie. Le pays tout entier leur appartenait et pas seulement la casbah, pas seulement l’Algérie, mais toute cette France grande belle et généreuse vantée par tous. Cette France des vallées endormies sous la neige bleutée, cette France montagnarde qui escaladait le ciel pour s’en faire un manteau d’azur, cette France découverte par leurs soldats de pères revenus pour certains de combats inhumains. Cette France imaginée parce que trop lointaine. Attirante comme une belle inconnue qui, jamais, ne s’offrait.

Cette décennie appartenait aux enfants de la guerre. Ces fils et filles de français d’Algérie méritaient le bonheur présumé, attendu, espéré des années 50. Richard et ses amis de la rue Marengo profitaient du moindre instant de leur jeunesse pour s’engouffrer dans l’immense théâtre à ciel ouvert de la casbah. Connaître ce paradis perdu entre l’Orient et l’Occident, perché au milieu des blanches terrasses et des noires ruelles, s’enrouler dans les dédales de ses escaliers croisés et humer l’âpre odeur qui s’exhale du ventre de ses kawadjis, tel avait été leur choix. Plutôt que de partir à la conquête des beaux quartiers européens, ils avaient, dès leur plus jeune âge, exploré leur territoire, celui de leurs parents et de leurs grands parents afin de suivre les traces des histoires de grands mères qui racontaient, à longueur de patience, des contes des milles et une nuits à la sauce hébraïque.

A présent, ils savaient les sortilèges de ce quartier aux mille saveurs, aux mille senteurs, aux mille séductions. La casbah se confondait avec eux Plus rien ne leur était étranger. Aucune rue, aucune place, aucun établissement mal famé ne les effarouchait.

Au contraire, ils les ensorcelaient. L’apprentissage de la vie leur avait été offert dans un appartement de la basse casbah par Margot, une petite fée au cœur tendre à laquelle ils avaient rendu de menus services. Les trois lascars ne s’en étaient pas ouverts auprès de leurs camarades car en ce lieu, les choses importantes de la vie ne se déclinent qu’aux amis, pas aux copains et autres camarades de classe.

L’imposante façade du Lycée Bugeaud leur apparut plus impressionnante qu’à l’accoutumée. A l’époque, le Lycée ne représentait à leurs yeux qu’un bâtiment scolaire parmi d’autres et rien de plus. De la sixième à la troisième, ils se savaient à peine tolérés. Des vacataires tout au plus. Chaque année, leur appartenance à ce grand lycée d’Alger, serait remise en question. Combien d’élèves abandonneront sur la route qui mène au baccalauréat, transférés dans un autre établissement moins prestigieux. Cette remise en cause permanente ne déplaisait pas à nos trois gaillards trop heureux de se frotter aux têtes bien faites des beaux quartiers.

A présent, leur entrée en classe de cinquième allait les confronter à ce lycée et à ses professeurs. Ils allaient faire partie intégrante de cette formidable machine à construire des hommes et tant pis pour ceux qui lâcheraient prise avant de toucher au but. Comme Kader contraint de redoubler la classe de monsieur Ayache, rue du Soudan après son échec à l’examen d’entrée en cinquième. Pour la première fois depuis leur plus jeune âge, les quatre mousquetaires n’étaient plus que trois. Les études les avaient séparé mais l’amitié avait résisté, l’important était là. Leur restaient les heures éblouissantes passées ensembles à parcourir la vie, à « taper » un match de football, à dévaler à tombeaux ouverts la rue Marengo sur des carrioles fabriquées de leurs mains, mais plus important, le partage de la terrasse du 31 rue Marengo dont les quatre enfants détenaient le monopole, hormis les jours réservés à la lessive. Là, à l’abri de tous, ils échafaudaient mille et uns projets au sein desquels l’amitié régnait en maîtresse absolue.

L’amitié mais aussi l’amour apparu avec la jolie Bahia, petite sœur de Kader, gracieuse musulmane au frêle minois qui avait emballé le cœur du petit juif de la casbah, Richard Durand.
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