mardi 1 juin 2010

RUE CARDINAL VERDIER

RUE CARDINAL VERDIER
Cette rue peu ordinaire prenait naissance dans le brouhaha du marché où chaque matin, la vie bouillonnait dans une marmite chauffée par le soleil. Les rencontres interminables des ménagères qui reprenaient les conversations de la veille, les cris des marchands qui ventaient leurs produits, l'odeur du pain chaud et des croissants au sortir des fournils, les visages pleins d'espiègleries des petits cireurs et les couleurs lumineuses répandues jusqu'au ciel: tout semblait créer pour exalter l'amitié, le bonheur et la joie. Après ce bain de jouvence, elle remontait légèrement à partir de la rue des Moulins et, en passant, elle tendait une oreille attentive aux sons mélodieux des mandolines, grattées par la virtuosité des "Routiniers" en répétition. Elle coupait la rue Jean Jaurès où, à l'angle, parvenaient les cris joyeux des enfants en récréation dans la cour de l'école Lelièvre. Entre la rue de Normandie et la rue du Dauphiné, l'atmosphère se chargeait d'une odeur d'eau de Cologne en provenance de la fabrique de parfums Zaoui et créait une ambiance de fête; les passants ralentissaient le pas et respiraient à pleins poumons les senteurs du dimanche matin. Puis elle traversait le boulevard de Champagne où, dans le tournant, le trolleybus avait l'habitude de perdre ses perches dans une gerbe d'étincelles féériques. Elle poursuivait son itinéraire en longeant la cité la cité Picardie, dressée comme une tribune offerte au spectacle avec ses balcons arborés où les soirs d'été, ses habitants réunis sur les bancs de pierre prenaient le frais et regardaient inlassablement le va et vient de la jeunesse qui "traînait la savate" à la lumière des lampadaires. Souvent, le dimanche matin, une clameur parvenait du stade de volley où Georgeot, Tintin, Baptiste, Didine, Raymond et les autres, venaient d'accomplir un exploit sportif sous le regard des parents amassés aux fenêtres. Un peu plus loin, au passage, elle laissait sur la gauche, les lacets tortueux qui menaient à Notre Dame d'Afrique. Enfin, elle retrouvait calme et sérénité à l'approche de la marbrerie Maccotta et de l'hôpital Barbier Hugo, pour finir devant la petite porte du cimetière de Saint-Eugène. Ainsi, le parcours dela rue Cardinal Verdier symbolisait discrètement le chemin de la vie qui, tôt ou tard, nous conduisait à la mort. Les gens de Bab el Oued en savait quelque chose...
Depuis des générations, chaque année, en cette dernière semaine d'octobre, un rituel immuable se déroulait entre le boulevard de Champagne et le cimetière qui avait été créé en 1880. Une foule immense empruntait à pied et en famille ce trajet afin de rendre hommage à leurs défunts. Durant deux semaines, les trottoirs regorgeaient de fleuristes occasionnels et la rue se colorait de magnifiques arcs-en ciel de chrysanthèmes. Jeunes et vieux, recueillis comme il se doit, remplissaient un devoir générationnel transmis par les us et coutumes hérités de leurs ancêtres: rénover l'encadrement des tombes en fer forgé, nettoyer la pierre des monuments, redorer les inscriptions gravées dans le marbre, désherber les alentours, fleurir sans compter vases et jardinières. Le travail était ardu, c'est pour cela qu'il était entrepris dès la mi-octobre. Pour rien au monde, les descendants de cette tradition séculaire auraient failli à la mission de relier le présent au passé. Durant cette période du souvenir, où la ferveur remettait en lumière au près des jeunes la mémoire de ceux qu'ils n'avaient pas connus, il ne serait venu à l'idée de personne d'avoir un souci autre que celui d'aller accomplir ses devoirs et d'aller se recueillir sur la tombe familiale. Les Juifs et les Chrétiens se rendaient au cimetière de St Eugène, tandis que les Musulmans grimpaient au cimetière d'El Khettar. Les choses avaient été bien pensées: il n'y avait aucune différence, tous avaient la vue sur la mer.

Il y a 48 ans, jour pour jour, en cette fin d'octobre 1961, le peuple de Bab el Oued ignorait qu'il rendait hommage à ses morts pour la dernière fois. Comment pouvait-il imaginer qu'un destin aussi injuste allait mettre fin à une obligation ancestrale et le contraindre à l'abandon de la transmission de ses racines? Aujourd'hui, le cimetière de St Eugène relativement entretenu par l'orage tombé dans la nuit, angoisse le retour du visiteur. Des visages pétrifiés dans la porcelaine sur les livres de marbre nous épient dans le silence des allées désertes; les herbes hautes, les monuments penchés, la rouille épaisse des fers forgés, témoignent que les choses ne sont plus comme avant. Seuls les gazouillements des moineaux dans les cyprès ravivent la nostalgie du passé. Pourtant, les décors sont toujours à leur place:
"la ville est belle vue de la mer, comme la mer vue de la ville".
Depuis 1962, dans le monde où l'on nous a obligés de vivre, y a-t-il un enfant de Bab el Oued qui ait trouvé dans la docte société métropolitaine, ou dans la savante littérature qui s'entasse sous la poussière des bibliothèques, un Directeur de Conscience ou un Maître à Penser? Moi, jamais! Tous ceux qui ont construit les valeurs auxquelles je crois, les exemples auxquels je me réfère, demeurent toujours au cimetière de Saint-Eugène
André TRIVES

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