samedi 12 juin 2010

L 'ESPLANADE DE BAB EL OUED de Jean Brune

Entre Alger et Bab-El-Oued, L’Esplanade, Principauté libre
L’Esplanade c’est un quartier d’Alger… ou de Bab-El-Oued qui s’étend entre le Lycée Bugeaud, le boulevard Guillemin, l’avenue de la Marne et la mer.
Une controverse est ouverte depuis longtemps à propos de l’Esplanade. Il s’agit de savoir s’il convient de ranger ce quartier dans l’ensemble que l’on appelle Bab-El-Oued, ou, au contraire, de le rattacher à Alger. C’est un problème insoluble. Les « purs » de la Basetta de la Cantera ou de la Pompe, refusent de reconnaître l’Esplanade comme un quartier de Bab-El-Oued, mais Alger l’a toujours assimilé au faubourg.
En somme l’Esplanade joue entre Alger et Bab-El-Oued le rôle de ces provinces frontières à propos desquelles les hommes ont l’habitude de se battre. Mais, phénomène assez curieux, au lieu d’en revendiquer la propriété, Alger et Bab-El-Oued s’obstinent mutuellement à le rejeter sur le territoire adverse. Ils se battent pour s’en débarrasser ?
L’Esplanade s’accommode fort bien de ce conflit qui lui accorde le statut d’une sorte de Principauté indépendante.
La République libre du Quartier Nelson.
Mais le problème reste posé. Si l’on tente de le résoudre, il faut d’abord décider si la frontière qui sépare Alger de Bab-El-Oued passe au Boulevard Guillemin ou au Lycée Bugeaud.
Ce sera le but de cet essai.
Le conflit qui oppose Alger à Bab-El-Oued à propos de l’Esplanade n’est que l’une des phases de le vieille bataille qui, depuis les premiers âges du monde, est à travers tous les continents, dresse l’une contre l’autre deux formes de l’Histoire : l’Histoire écrite et la tradition orale.
Pour l’Histoire écrite, les portes de Bab-El-Oued s’ouvraient sensiblement à l’emplacement de l’arrêt moderne de T.A., entre le Lycée Bugeaud et la Caserne Pélissier. Pour l’Histoire orale, elles occupaient l’emplacement du Boulevard Guillemin.
Pour les tenants de l’Histoire écrite, l’Esplanade fait partie du faubourg, mais les fidèles de l’Histoire orale la rejettent assez dédaigneusement vers ce « terrain vague » qui s’appelle Alger.
En cette matière il est facile de trancher car les deux thèses sont justes.
Il y a eut deux portes à Bab-El-Oued.
Celles qui s’ouvraient en 1830 dans les vieux remparts turcs, sensiblement en face du Lycée Bugeaud, et celles que les français ont construites vers 1842 à l’emplacement du boulevard Guillemin.
Alors il devient simple d’éclairer la controverse. Les émigrants espagnols qui ont Bab-El-Oued n’ont connu que les secondes portes : celles du Boulevard Guillemin. Pour eux l’Esplanade était de « l’autre côté », du côté d’Alger… et ne faisait pas partie de Bab-El-Oued. Mais autrefois, en 1830, c’était bien le même faubourg qui s‘étendait depuis l’emplacement du lycée moderne jusqu’à la Cantera. On a pu « couper » la future patrie de Cagayous pendant une vingtaine d’années, par les portes du Boulevard Guillemin, ce n’était qu’un accident… mais quand on a démoli les portes, le faubourg a retrouvé son unité… depuis le lycée jusqu’à la carrière.
C’est pourquoi j’ai voulu donner une place à l’Esplanade, dans le cadre de ce reportage.
Rien ne ressemble davantage au passé de Bab-El-Oued que celui de l’Esplanade. V’est la même bohème villageoise, la même gaieté un peu débraillée… la même spontanéité méditerranéenne … et la même poésie surrannée dont nous savons plus dire sir elle nous amuse ou nous attendrit.
Autrefois l’emplacement actuel du Majestic n’était qu’un terrain vague où les gosses jouaient aux billes, et où les forains dressaient le châpiteau des cirques ambulants. A la place du lycée Lazerges il y avait un chenil et des écuries. Le long des escaliers Marengo se dressaient les baraques de bois au bord desquelles on vendait « le kilomètre » et « la barbe à papa ». Enfin en face le lycée c’était le « poids publics » sur lequel les garnements dansaient pour secouer le plancher.
Mais surtout… surtout… à l’angle du boulevard Amiral Pierre et de la rue Icosium, se trouvait le Kassour… le fameux Kassour où tous les gamins d’Alger allaient régler leurs comptes… Le Kassour, indiscutable province de Bab-El-Oued au même titre de la Pompe, ou la Basetta… et dont le nom signifie « le pied du rempart ».
Le saviez-vous ?
Quand le faubourg atteignît l’adolescence on transforma en marché « le trou » qui servait aux courses de taureaux, au pied de la place Lelièvre… et l’on déménagea les arènes de l’Esplanade.

Puis surgirent deux autres formes de spectacle : le Kursaal et le Bal Matarese.
Le Kursaal était un magnifique bâtiment, à l’architecture noble, qui se dressait à côté de la Caserne Pélissier. C’était le temple du music-hall, et la génération qui a précédé la mienne n’en parle qu’avec des larmes dans la voix.
Quand j’étais au lycée, dont je garde un affreux souvenir de réclusion,, j’apercevais l’enseigne rouge du Kursaal par dessus les grilles barbares, et ce souvenir est ancré dans ma mémoire comme un lointain symbole de tous les mystères et de tous les fastes de la vie.
Au bard du Majestic j’ai trouvé Rosine qui fut l’égérie du Kursaal et la grande prêtresse des triomphes que je n’ai pas connus.
Le Bal Matarese c’était à l’origine un bal de famille. Mais il avait lentement dégénéré. Sa clientèle plus mêlée y avait gagné en couleur. Il était né avant le Kursaal. Il lui a survécu et je me souviens avoir fait l’expérience de tumultueuses batailles à travers lesquelles nos vingt ans vigoureux s’exerçaient aux futures rixes de la vie. Hélas… mes compagnons d’alors sont tous morts à la guerre. Leurs noms n’évoquent que des fantômes. Mais j’aime à m’arrêter à Affreville pour bavarder avec Monsieur Sacchi qui fut l’un des propriétaires du bal et un sculpteur amateur que les artistes aimaient bien.

Tout ceci appartient au passé. Longtemps la Philharmonique de Bab-El-Oued donna sur la place de l’Esplanade des concerts applaudis par toutes les foules du faubourg. La guerre a dispersé ces orchestres ? Plus de course de taureaux, plus de cirque…plus de Kursaal… plus de bal…

Le silence prend plus possession du monde. Le temps n’est plus à la gaieté.

Cependant si l’Esplanade fait indiscutablement partie du territoire de Bab-El-Oued, elle se pare d’un cachet particulier.
Autrefois elle figurait sur un îlot battu à droite et à gauche par le flot désordonné des maisons basses de la marine et de Bab-El-Oued.
C’était un îlot bourgeois avec de pompeuses maisons aux « balcons 1900 » et des arcades qui témoignaient d’un souci d’architecture. Mais depuis que l’on a démoli la Marine, l’urbanisme moderne vient, au bout de l’avenue du 8 Novembre, tendre la main à l’architecture bourgeoise. L’Esplanade cesse d’être isolée comme une anomalie. Elle quitte Bab-El-Oued sans rejoindre Alger. C’est un quartier frontière. ..
Une sorte de terrain neutre sur lequel la France et l’Espagne apprennent à se connaître et confrontent leur visage. Ces bourgeois n’inspirent que du dédain au petit peuple gouailleur de Bab-El-Oued. Mais ces bourgeois le lui rendent bien.
On a pu démolir les portes du Boulevard Guillemin, on n’a pas effacé le souvenir des murs qui séparaient les deux quartiers. Ainsi subsistent longtemps les dissentiments et les rivalités qui séparent les provinces fondues dans une même nation, et il y aurait dans cette constatation une ample matière à d’austères méditations sur la philosophie de l’Histoire.
Enfin l’Esplanade est le seul quartier d’Alger qui communie aussi intimement avec la mer. Alger peut lancer vers elle la passerelle moderne de l’avenue du 8 Novembre. L’Esplanade reste un bastion bâti sur un rocher face aux colères du vent du large et aux brisants sur lesquels vint mourir jadis un bateau qui s’appelait « La Reine Mathilde ».
Nulle part ailleurs qu’à l’Esplanade la mer n’et plus proche de la ville, on en devine nulle part autant qu’ici la prodigieuse présence vivante et nulle part ailleurs la vie citadine n’est mieux rythmée par les échos alternés des grondements et des murmures de la Méditerranée . Quand l’hiver fait rage, les embruns battent les avenues de l’Esplanade comme le pont d’un navire. Quand l’été sourit les parfums de l’iode enchantent les aurores et les crépuscules… et quelle que soit la saison on retrouve sur les ferrures rongées des balcons et des portes, les stigmates qui font la noblesse des vieilles cités maritimes.
Par un étrange paradoxe, ce faubourg d’Alger qui a voulu se donner un visage de quartier bourgeois, est peut-être celui où les souvenirs de l’Alger barbaresque restent les plus vivants.
Vue de la mer l’Esplanade semble à peine superposée à une vieille lithographie. Les bastions dont les murs plongent dans la mer sont les mêmes qu’autrefois. Ils ont seulement reçu une destination différente. Ils sont offerts aux ébats des jeunes filles de la plus célèbre Société Sportive Féminine. L’Aléria Sport que préside mon ami Tony Arbon, et aux fastes des galas d’été qu’organise le Cercle El Ketteler.

Dans l’un des bâtiments qui les bordent, des chanteuses orientales bercent la nostalgie des fidèles, pendant les nuits du Ramadan.
C’est tout ce qui reste des vieux forts hostiles… un stade et un club… l’écho des orchestres et des rires qui se mêlent à la chanson cadencée des vagues… et si des militaires descendent encore les escaliers d’El Ketteler, ce n’est jamais que pour danser.
Voyage à travers les feuilles fanées des journaux du faubourg.
Pour ceux qui ne seraient pas convaincus de l’originalité du faubourg et qui lui refuseraient le titre de quartier exceptionnel, il reste à dire que Bab-El-Oued n’a pas seulement donné naissance à une littérature, il a créé une presse et je ne pense que nul autre quartier d’Alger ne peut en dire autant.
Le faubourg achevait sa turbulente jeunesse.

Nostalgie de Bab-El-Oued

Pendant la nuit de l’occupation, Francis Carco,réfugié sur la Côte d’Azur, écrivit un livre que l’avenir rangera sans doute dans la liste de ses chefs-d’œuvre : « Nostalgie de Paris ». Il y passait en revue, à travers une sensibilité aiguisée par une tristesse infinie, toutes les grâces perdues, tous les charmes de Paris, assassiné par le temps et les hommes, c’était à la fois un récit, une évocation, un poème et une chanson. Mais la guerre qui avait prêté à cette résurrection un déchirant visage, n’était au demeurant qu’un prétexte. « Nostalgie de Paris » c’était surtout un cri arraché au cœur d’un homme par la fuite inexorable du temps. Du fond de son exil qui multipliait la cruauté de cet engloutissement, Francis Carco, avait surtout tenté de faire revivre les mirages et les rêves que sa jeunesse avait accrochés à tous les carrefours de Paris… et dont le souvenir lui apparaissait comme un trésor.

L’aurore d’une liberté sans cesse remise en question par les barbares, s’est enfin levée, au bout de ces temps enfoncés dans toute la tristesse du monde. Mais la lointaine nostalgie de la jeunesse demeure piquée dans notre cœur comme une blessure inguérissable ; et nous ne parvenons à apaiser cette douleur qu’en déroulant l’interminable litanie des souvenirs authentifiés par des images oubliées.

Il faudrait le talent de Francis Carco pour écrire une « Nostalgie de Bab-El-Oued » qui ne fut pas défigurée par des banalités désespérantes.

Mon propos est plus modeste.
Je ne rêve que de réveiller un reflet, et, à travers cette lueur indécise d’incliner les anciens à se pencher sur les charmes d’un passé déjà suranné tout en aidant les jeunes à découvrir que chaque génération sait accommoder à la fois la vie et le monde aux vertiges de ses plaisirs.
Pour mener à bien cette tâche, il suffit d’un peu d’enthousiasme et de beaucoup d’amour.
Si l’on veut comprendre les jeux et les plaisirs du Bab-El-Oued du temps passé, il faut ré imaginer le faubourg. C’est un village. Il est adossé à la montagne, mais il s’ouvre sur la mer. Il ressemble à un entonnoir dans lequel s’engouffrent tous les appels de la Méditerranée que les Andalous, les Maltais, les Corses, les Napolitains, les Provençaux, les Catalans sont habitués à entendre à travers la longue mémoire des siècles. Les joies et les peines du village sont symboliquement partagées aux deux pôles du faubourg. Au fond de l’entonnoir il y a la carrière. De l’autre la plage s’allonge comme une promesse de farniente. La carrière c’est l’obsession de la semaine, la plage, c’est le rêve du dimanche et le paradis quotidien des enfants.

La plage s’appelait « le bain des chevaux » parce qu’on y menait les équipages des messageries...
C’est là, n’en doutons pas, qu’a du se baigner Cagayous.
Il n’y avait naturellement pas de cabines. On se confiait à la caresse de l’eau dans le plus simple appareil. Ce n’était pas permis… Mais comme beaucoup de choses en pays latin, c’était toléré. *Cependant il passait sur la plage bien des rôdeurs dont il convenait de se méfier si l’on voulait retrouver son vestiaire quand on avait épuisé les joies de la baignade. Enfin la police et les farceurs guettaient aussi les imprudents.

La plus élémentaire prudence contraignit donc les baigneurs qui s’abandonnaient au balancement cadencé des vagues, à ne jamais cesser de surveiller leur pantalon déposé sur le sable… et de cet exercice de haute école naquit la savoureuse expression algérienne «savoir nager et garder le linge » qui définit aujourd’hui, par extension, un garçon particulièrement débrouillard.
Ceci se passait aux temps héroïques… aux temps lointains où le mot liberté avait un sens. Peu à peu les habitants de Bab-El-Oued prirent l’habitude de venir se détendre sur la plage des fatigues de la journée. D’astucieux commerçants firent élever une guinguette. On construisit des cabines pour « garder le linge » pendant que l’on nageait. Le « bain des chevaux » devint le « bain des familles ». Pendant les mois d’été on faisait tous les soirs la popote sur la plage. Les voisins et les amis qui avaient fui ensemble les maisons surchauffées, se réunissaient autour des feux sur lesquels cuisaient les « pællas » traditionnelles.
La fin du repas était toujours la même. Les hommes empoignaient l’accordéon et la mandoline. Et, près des fumées qui montaient encore sur les brasiers mourants, ils jouaient de vieilles complaintes andalouses, composées pour chanter l’austère beauté des paysages dévorés par le soleil, la langueur des soirs, la violence farouche des luttes de l’amour… toute la nostalgie desepérée des vieux peuples qui savent le prix de la souffrance et qui ont enfermé dans les plaintes déchirantes de la musique, le fatalisme qui panse leurs désillusions comme un filtre magique.

Cependant, il n’est pas de leçon de sagesse qui puisse arracher l’espoir ancré au fond du cœur de la jeunesse. Les filles et les garçons, allongés sur le sable, retrouvaient sans doute derrière leurs yeux clos sur le brasillement des étoiles, les éternels rêves d’amour que berçait sous les ciels de velours le perpétuel bavardage du ressac.
Dès l’aurore les garçons couraient à d’autres jeux. Ils descendaient les pentes du « trou Caston » sur des tôles légères, comme des poulbots descendent les escaliers du Sacré-Cœur ; ou ils couraient chercher les grenouilles dans le bassin du moulin.
Quand le goût du sport eut traversé la mer, lancé par les grandes ondes de la mode, Bab-El-Oued fut partagé entre deux spectacles : le football et les courses cyclistes. Le premier a du naître quelque part sur la vieille place Lelièvre et le célèbre E.B.O. Fut le premier club du faubourg ; les secondes drainèrent en bordure de la rue Malakoff tout ce que Bab-El-Oued pouvait compter de sportifs ou de curieux.
Mais pour tous ces fils d’Espagne… ces enfants de Catalogne, des Baléares ou d’Andalousie, qui n’avaient pas eu le temps d’oublier les passions du pays natal, l’irremplaçable attraction, c’était la course de taureaux, Les « arènes » occupaient l’emplacement du marché moderne. C’était, disent les anciens, « un grand trou qui allait depuis La Pompe jusque chez Gras » ; le public s’asseyait sur les pentes. Les « toros » étaient lâchés au fond du « trou ». Et, sous une lumière encore plus transparente que celle d’Espagne, sous un ciel plus léger au fond duquel chantaient les grâces un peu mièvres de la Méditerranée se déroulaient les terribles phases du jeu du sang, du soleil et de la mort… La majestueuse cérémonie d’un rite aux arcanes compliqués, que les barbares jugent cruel mais qui est un reflet somptueux et farouche de l’âme d’un peuple qui a su élever à la fois le goût et le mépris de la mort au rang d’un art.

Les soirs de fête on organisait des bals dans les cours et aux carrefours des rues. L’orchestre était toujours le même, la mandoline à la fois sentimentale et canaille, langoureuse ou burlesque, y triomphait.
Le bal, pour les garçons et les filles qui ne voient dans les lampions d’une fête qu’un reflet assourdi des flammes qui brûlent en eux. C’est une parodie de l’amour. Mais à la complicité des danses, les garçons et les filles préféraient encore l’hommage plus précis des sérénades qui sont un langage secret, une confidence et un message… ou une plainte de désespéré qui s’obstine à poursuivre une chimère.
Les garçons se réunissaient dès la nuit tombée. Les filles guettaient, derrière les volets, les échos de la musique qui traînait dans les ruelles. Le chœur s’arrêterait-il devant leur porte ? … ou ces garçons cruels iraient-ils porter ailleurs la gerbe d’une chanson d’amour ? La jalousie et l’espoir se battaient au fond du cœur dans de furieux battements de tambour. Si les musiciens s’arrêtaient, la belle quittait la fenêtre. Il fallait feindre la colère et enfermer derrière les paupières closes sur le plaisir, l’apparence d’une indignation. Il n’y a que les peuples rompus à ces roueries qui savent ce qu’est l’amour. Mais il n’est pas non plus de passion que les Latins savent tourner en dérision…. Et quand les « novios » étaient las de chanter leur impatience sous les fenêtres des « novias », ils allaient donner des sérénades burlesques aux carrefours. On ajoutait quelques boîtes de fer blanc à l’orchestre… et l’aventure se terminait sous les tomates, dans le torrent des injures et des rires échangés au fond des cours.
La promenade, c’est une autre habitude du faubourg… un autre rite venu d’Espagne avec la passion des courses de taureaux, le plaisir de brailler des « paella » sur la plage et le goût un pervers des sérénades. C’est, à la fois, la cour de récréation de Bab-El-Oued, et le champ clos où se déroulent chaque soir les grandes manoeuvres de l’amour.
C’est plus qu’une promenade.
C’est une parade.
Car les peuples au sang généreux savent parer d’une souveraine élégance les moindres futilités de la vie.

La grande parade de la rue, c’est à la fois une détente et un carrousel… un ballet et un défilé… une sorte de course aux potins et aux œillades… mais aussi une procession ordonnée par l’étiquette rigoureuse des habitudes. C’est un éclat de rire et un murmure… une confidence et un cri de triomphe ou de joie… C’est un défilé d’images en apparence incohérentes, mais qui sont liées les unes aux autres par mille liens secrets. C’est une cérémonie profane, embaumée par l’acre parfum des grillades et des boissons à l’anis, une cour d’amour embrasée par tous les messages de la vie.

C’est le triomphe de la jeunesse.
C’est aussi la seule coutume qui ait survécu à la longue moisson des années… et c’est grâce à elle que le passé s’enchaîne dans le présent dans les rues du faubourg.
Tout cela c’était hier. Mais qu’est-ce qu’hier, aujourd’hui et demain ? dit la sagesse millénaire des Chinois. Rien n’a changé que l’aspect extérieur des choses dont la nouveauté nous incline à croire que tout est bouleversé.
Il n’y a plus de bain des familles mais Matarese et les petites criques de Raïsville restent le paradis des gosses du faubourg. La plage a disparu, enfouie sous les barbares entassements de béton des boulevards… et les automobiles aux lignes surréalistes roulent aujourd’hui sur la même route que gravissaient jadis péniblement les pataches à chevaux.
Et après ? L’horizon s’est un peu élargi. Mais c’est tout, les pêcheurs continuent à s’asseoir sur les parapets des boulevards, comme autrefois sur les rochers les sages y passaient des jours entiers, fascinés par les moindres frissons d’une canne de roseau. Les rêveurs ne se sont jamais lassés de courir la petite aventure quotidienne de la pêche à la palangrotte ou au trémaille. Bercés à l’aube sur l’eau verte animée par les jeux des marsouins ; ou balancés le soir par les petites houles couleur d’outre-mer, ils reviennent brûlés par le soleil, ivres de lumière, mais fiers de serrer quelques cabotes ou quelques rascasses dans un panier de palmier nain tressé. Et tous regardent rentrer les chalutiers qui dansent dans les vagues hargneuses des crépuscules d’hiver, parce que le chalutier représente toujours pour ces latins qui naissent avec les cheveux teintés par l’iode et les lèvres déjà salées, le fabuleux bateau des pêches miraculeuses.

Pour les jeunes garçons les matches de football ont remplacé les courses de taureaux. Mais il suffirait de bien peu de chose pour rallumer le feu qui couve avec des souvenirs confus de sang lentement pompé par le sable d’une arène, d’esquives fulgurantes, d’attitudes majestueuses, et de cris à travers lesquels passe l’éternelle angoisse de la vie et de la mort qui prête à la corrida l’essentiel de sa noblesse.
On n’attend plus un an pour courir les vertiges du bal, où les garçons et les filles savourent une subtile parodie de l’amour. On s’entasse dans les voitures qui mènent chaque dimanche des grappes de jeunesse un peu avide vers les fêtes rurales qui illuminent les nuits d’Afrique avec des feux d’artifice de papier coloré. Mais ce rythme ne change rien à l’affaire. Le rêve reste le même que celui auquel s’abandonnent voluptueusement les amoureux de la gare. Dans le tumulte un peu canaille de la fête ou dans le silence qui pèse sur les pierres tièdes des parapets du boulevard, c’est la même chimérique poursuite de tous les mirages de la vie qu’exhalent les grâces conjuguées de la Méditerranée… la luxueuse présence des ciels de velours, les parfums des algues foncées et le perpétuel murmure du ressac.

Bab-El-Oued reste aujourd’hui le même faubourg qu’hier parce que cinquante ans ne suffisent pas à changer des hommes qui ont été pétris par une longue suite de siècles, la même gaieté spontanée chante dans les ruelles, la même ironie éclate dans les appels, la même noblesse dissimule les mêmes difficultés et le même gentillesse, pare d’une émouvante simplicité les sincérités d’un petit peuple. Seuls les accents s’émoussent lentement, la trame colorée de la langue use les teintes trop criardes sur les bancs des écoles et dans les brassages de la vie.

2 commentaires:

  1. je vous remercie énormément pour cet exposé extraordinaire qui restera un témoin de l'histoire pour les générations futur, vous êtes un enfant de cette Algérie qui aime sa terre natal le décret crémeux n'est qu'une erreur de l'histoire,

    et merci encore frere

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  2. Pierre PRAT26/8/10 16:36

    Suite à ce très beau récit, et à propos de l'expression "garder le linge", je vous communique un extrait des mémoires d'enfance de mon père. Le récit se passe à Saint-Eugène, vers 1910 :

    "Presque tous les Saint-Eugènois avaient une plage à proximité de leur quartier ; aussi leur suffisait-il de passer une sortie de bain sur leur maillot pour se rendre à la plage. Ils revenaient chez eux dans cette tenue et, bien sûr, mouillés, encore que certains avaient trouvé le temps de se sécher à moitié. Mais le soleil arrangeait tout et tout était simple en cette heureuse époque et cet heureux pays.

    Les salaouetches, eux, s'embarrassaient moins de considérations pudiques et se déshabillaient sur la plage, en ayant recours à la protection d'une serviette nouée autour du ventre. Ainsi la pudeur était à peu près sauve, nonobstant les facéties des farceurs qui les entouraient. D'ailleurs, la farce commençait lorsque la victime se précipitait dans l'eau pour prendre ses ébats, généralement suivie d'un amuseur qui retenait son attention, pendant que sur la plage, les petits amis nouaient, à force, les manches de ses chemises, tricots etc...laissés en tas dans un coin. Il y avait aussi une manière de faire les noeuds pour les rendre très difficiles à dénouer, voire en y insérant un caillou, et même en les mouillant copieusement, ce qui avait pour effet de provoquer l'exaspération du malheureux qui voulait se rhabiller, et même de l'obliger à défaire les noeuds avec ses dents. C'est alors que le choeur des petits amis se formant autour de lui, chantait à tue-tête : "Mindja galette, qué pa no n'y a !" *. À la grande joie de toute la place.

    Je n'en finirais pas d'évoquer les plaisanteries de toutes sortes auxquelles se livraient les adolescents, et aussi ceux d'âge plus viril, qui faisaient que des plages comme Balar particulièrement, avaient, plus ou moins, à l'heure du bain, un air de kermesse. Plus tard, cependant, vers les années vingt, elles prendraient un autre air. La jeunesse d'après 1914 était devenue un peu précieuse, beaucoup moins "salaouetche" pour un même milieu social. Elle "flirtait" à la plage et, l'attrait de cette dernière changeait d'objet...Mais nous ne sommes qu'en 1910.

    Il y avait longtemps que je nageais comme un poisson, mais aussi, hélas ! selon l'expression du pays, j'apprenais à "garder le linge". Vous avez saisi l'allusion à "Mindja galette".

    Il est difficile de faire des anges dans un pays qui rappelle l'Eden. Si besoin était, l'Histoire Sainte serait là pour le prouver ! Il est de fait que vers huit à dix ans, je m'intéressais beaucoup plus à la mer qu'à l'École communale ! nous vivions trop près d'elle."


    Léo-Turounet Prat. Mémoires "in nostremo vitae"
    * Mange la galette, car il n'y a pas de pain !

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