Nostalgie de Bab-El-Oued
Pendant la nuit de l’occupation, Francis Carco,réfugié sur la Côte d’Azur, écrivit un livre que l’avenir rangera sans doute dans la liste de ses chefs-d’œuvre : « Nostalgie de Paris ». Il y passait en revue, à travers une sensibilité aiguisée par une tristesse infinie, toutes les grâces perdues, tous les charmes de Paris, assassiné par le temps et les hommes, c’était à la fois un récit, une évocation, un poème et une chanson. Mais la guerre qui avait prêté à cette résurrection un déchirant visage, n’était au demeurant qu’un prétexte. « Nostalgie de Paris » c’était surtout un cri arraché au cœur d’un homme par la fuite inexorable du temps. Du fond de son exil qui multipliait la cruauté de cet engloutissement, Francis Carco, avait surtout tenté de faire revivre les mirages et les rêves que sa jeunesse avait accrochés à tous les carrefours de Paris… et dont le souvenir lui apparaissait comme un trésor.
L’aurore d’une liberté sans cesse remise en question par les barbares, s’est enfin levée, au bout de ces temps enfoncés dans toute la tristesse du monde. Mais la lointaine nostalgie de la jeunesse demeure piquée dans notre cœur comme une blessure inguérissable ; et nous ne parvenons à apaiser cette douleur qu’en déroulant l’interminable litanie des souvenirs authentifiés par des images oubliées.
Il faudrait le talent de Francis Carco pour écrire une « Nostalgie de Bab-El-Oued » qui ne fut pas défigurée par des banalités désespérantes.
Mon propos est plus modeste.
Je ne rêve que de réveiller un reflet, et, à travers cette lueur indécise d’incliner les anciens à se pencher sur les charmes d’un passé déjà suranné tout en aidant les jeunes à découvrir que chaque génération sait accommoder à la fois la vie et le monde aux vertiges de ses plaisirs.
Pour mener à bien cette tâche, il suffit d’un peu d’enthousiasme et de beaucoup d’amour.
Si l’on veut comprendre les jeux et les plaisirs du Bab-El-Oued du temps passé, il faut ré imaginer le faubourg. C’est un village. Il est adossé à la montagne, mais il s’ouvre sur la mer. Il ressemble à un entonnoir dans lequel s’engouffrent tous les appels de la Méditerranée que les Andalous, les Maltais, les Corses, les Napolitains, les Provençaux, les Catalans sont habitués à entendre à travers la longue mémoire des siècles. Les joies et les peines du village sont symboliquement partagées aux deux pôles du faubourg. Au fond de l’entonnoir il y a la carrière. De l’autre la plage s’allonge comme une promesse de farniente. La carrière c’est l’obsession de la semaine, la plage, c’est le rêve du dimanche et le paradis quotidien des enfants.
La plage s’appelait « le bain des chevaux » parce qu’on y menait les équipages des messageries...
C’est là, n’en doutons pas, qu’a du se baigner Cagayous.
Il n’y avait naturellement pas de cabines. On se confiait à la caresse de l’eau dans le plus simple appareil. Ce n’était pas permis… Mais comme beaucoup de choses en pays latin, c’était toléré. *Cependant il passait sur la plage bien des rôdeurs dont il convenait de se méfier si l’on voulait retrouver son vestiaire quand on avait épuisé les joies de la baignade. Enfin la police et les farceurs guettaient aussi les imprudents.
Ainsi savons-nous que « Cuegnot » à qui un agent avait confisqué ses habits pendant qu’il flottait dans l’onde pure, ne dut qu’à l’astucieuse rouerie de son cousin « Ange », de ne pas être obligé d’attendre la nuit pour regagner son domicile.
La plus élémentaire prudence contraignit donc les baigneurs qui s’abandonnaient au balancement cadencé des vagues, à ne jamais cesser de surveiller leur pantalon déposé sur le sable… et de cet exercice de haute école naquit la savoureuse expression algérienne «savoir nager et garder le linge » qui définit aujourd’hui, par extension, un garçon particulièrement débrouillard.
Ceci se passait aux temps héroïques… aux temps lointains où le mot liberté avait un sens. Peu à peu les habitants de Bab-El-Oued prirent l’habitude de venir se détendre sur la plage des fatigues de la journée. D’astucieux commerçants firent élever une guinguette. On construisit des cabines pour « garder le linge » pendant que l’on nageait. Le « bain des chevaux » devint le « bain des familles ». Pendant les mois d’été on faisait tous les soirs la popote sur la plage. Les voisins et les amis qui avaient fui ensemble les maisons surchauffées, se réunissaient autour des feux sur lesquels cuisaient les « pællas » traditionnelles.
La fin du repas était toujours la même. Les hommes empoignaient l’accordéon et la mandoline. Et, près des fumées qui montaient encore sur les brasiers mourants, ils jouaient de vieilles complaintes andalouses, composées pour chanter l’austère beauté des paysages dévorés par le soleil, la langueur des soirs, la violence farouche des luttes de l’amour… toute la nostalgie desepérée des vieux peuples qui savent le prix de la souffrance et qui ont enfermé dans les plaintes déchirantes de la musique, le fatalisme qui panse leurs désillusions comme un filtre magique.
Cependant, il n’est pas de leçon de sagesse qui puisse arracher l’espoir ancré au fond du cœur de la jeunesse. Les filles et les garçons, allongés sur le sable, retrouvaient sans doute derrière leurs yeux clos sur le brasillement des étoiles, les éternels rêves d’amour que berçait sous les ciels de velours le perpétuel bavardage du ressac.
Dès l’aurore les garçons couraient à d’autres jeux. Ils descendaient les pentes du « trou Caston » sur des tôles légères, comme des poulbots descendent les escaliers du Sacré-Cœur ; ou ils couraient chercher les grenouilles dans le bassin du moulin.
Quand le goût du sport eut traversé la mer, lancé par les grandes ondes de la mode, Bab-El-Oued fut partagé entre deux spectacles : le football et les courses cyclistes. Le premier a du naître quelque part sur la vieille place Lelièvre et le célèbre E.B.O. Fut le premier club du faubourg ; les secondes drainèrent en bordure de la rue Malakoff tout ce que Bab-El-Oued pouvait compter de sportifs ou de curieux.
Mais pour tous ces fils d’Espagne… ces enfants de Catalogne, des Baléares ou d’Andalousie, qui n’avaient pas eu le temps d’oublier les passions du pays natal, l’irremplaçable attraction, c’était la course de taureaux, Les « arènes » occupaient l’emplacement du marché moderne. C’était, disent les anciens, « un grand trou qui allait depuis La Pompe jusque chez Gras » ; le public s’asseyait sur les pentes. Les « toros » étaient lâchés au fond du « trou ». Et, sous une lumière encore plus transparente que celle d’Espagne, sous un ciel plus léger au fond duquel chantaient les grâces un peu mièvres de la Méditerranée se déroulaient les terribles phases du jeu du sang, du soleil et de la mort… La majestueuse cérémonie d’un rite aux arcanes compliqués, que les barbares jugent cruel mais qui est un reflet somptueux et farouche de l’âme d’un peuple qui a su élever à la fois le goût et le mépris de la mort au rang d’un art.
Les soirs de fête on organisait des bals dans les cours et aux carrefours des rues. L’orchestre était toujours le même, la mandoline à la fois sentimentale et canaille, langoureuse ou burlesque, y triomphait.
Le bal, pour les garçons et les filles qui ne voient dans les lampions d’une fête qu’un reflet assourdi des flammes qui brûlent en eux. C’est une parodie de l’amour. Mais à la complicité des danses, les garçons et les filles préféraient encore l’hommage plus précis des sérénades qui sont un langage secret, une confidence et un message… ou une plainte de désespéré qui s’obstine à poursuivre une chimère.
Les garçons se réunissaient dès la nuit tombée. Les filles guettaient, derrière les volets, les échos de la musique qui traînait dans les ruelles. Le chœur s’arrêterait-il devant leur porte ? … ou ces garçons cruels iraient-ils porter ailleurs la gerbe d’une chanson d’amour ? La jalousie et l’espoir se battaient au fond du cœur dans de furieux battements de tambour. Si les musiciens s’arrêtaient, la belle quittait la fenêtre. Il fallait feindre la colère et enfermer derrière les paupières closes sur le plaisir, l’apparence d’une indignation. Il n’y a que les peuples rompus à ces roueries qui savent ce qu’est l’amour. Mais il n’est pas non plus de passion que les Latins savent tourner en dérision…. Et quand les « novios » étaient las de chanter leur impatience sous les fenêtres des « novias », ils allaient donner des sérénades burlesques aux carrefours. On ajoutait quelques boîtes de fer blanc à l’orchestre… et l’aventure se terminait sous les tomates, dans le torrent des injures et des rires échangés au fond des cours.
On connaît la célèbre formule qui définit la fameuse sérénade que des humoristes donnèrent jadis « à la figuancée Maria Frézolsse »…
Elle était – dit-on – « si tant tellement bonica qual petit chien de pépète, il se remuait la queue del gousto qui se tenait »…
Le lendemain, on commentait les sérénades, et l’on projetait de nouvelles au cours de la promenade sur l’Esplanade.
La promenade, c’est une autre habitude du faubourg… un autre rite venu d’Espagne avec la passion des courses de taureaux, le plaisir de brailler des « paella » sur la plage et le goût un pervers des sérénades. C’est, à la fois, la cour de récréation de Bab-El-Oued, et le champ clos où se déroulent chaque soir les grandes manoeuvres de l’amour.
C’est plus qu’une promenade.
C’est une parade.
Car les peuples au sang généreux savent parer d’une souveraine élégance les moindres futilités de la vie.
La grande parade de la rue, c’est à la fois une détente et un carrousel… un ballet et un défilé… une sorte de course aux potins et aux œillades… mais aussi une procession ordonnée par l’étiquette rigoureuse des habitudes. C’est un éclat de rire et un murmure… une confidence et un cri de triomphe ou de joie… C’est un défilé d’images en apparence incohérentes, mais qui sont liées les unes aux autres par mille liens secrets. C’est une cérémonie profane, embaumée par l’acre parfum des grillades et des boissons à l’anis, une cour d’amour embrasée par tous les messages de la vie.
C’est le triomphe de la jeunesse.
C’est aussi la seule coutume qui ait survécu à la longue moisson des années… et c’est grâce à elle que le passé s’enchaîne dans le présent dans les rues du faubourg.
Tout cela c’était hier. Mais qu’est-ce qu’hier, aujourd’hui et demain ? dit la sagesse millénaire des Chinois. Rien n’a changé que l’aspect extérieur des choses dont la nouveauté nous incline à croire que tout est bouleversé.
Il n’y a plus de bain des familles mais Matarese et les petites criques de Raïsville restent le paradis des gosses du faubourg. La plage a disparu, enfouie sous les barbares entassements de béton des boulevards… et les automobiles aux lignes surréalistes roulent aujourd’hui sur la même route que gravissaient jadis péniblement les pataches à chevaux.
Et après ? L’horizon s’est un peu élargi. Mais c’est tout, les pêcheurs continuent à s’asseoir sur les parapets des boulevards, comme autrefois sur les rochers les sages y passaient des jours entiers, fascinés par les moindres frissons d’une canne de roseau. Les rêveurs ne se sont jamais lassés de courir la petite aventure quotidienne de la pêche à la palangrotte ou au trémaille. Bercés à l’aube sur l’eau verte animée par les jeux des marsouins ; ou balancés le soir par les petites houles couleur d’outre-mer, ils reviennent brûlés par le soleil, ivres de lumière, mais fiers de serrer quelques cabotes ou quelques rascasses dans un panier de palmier nain tressé. Et tous regardent rentrer les chalutiers qui dansent dans les vagues hargneuses des crépuscules d’hiver, parce que le chalutier représente toujours pour ces latins qui naissent avec les cheveux teintés par l’iode et les lèvres déjà salées, le fabuleux bateau des pêches miraculeuses.
Pour les jeunes garçons les matches de football ont remplacé les courses de taureaux. Mais il suffirait de bien peu de chose pour rallumer le feu qui couve avec des souvenirs confus de sang lentement pompé par le sable d’une arène, d’esquives fulgurantes, d’attitudes majestueuses, et de cris à travers lesquels passe l’éternelle angoisse de la vie et de la mort qui prête à la corrida l’essentiel de sa noblesse.
On n’attend plus un an pour courir les vertiges du bal, où les garçons et les filles savourent une subtile parodie de l’amour. On s’entasse dans les voitures qui mènent chaque dimanche des grappes de jeunesse un peu avide vers les fêtes rurales qui illuminent les nuits d’Afrique avec des feux d’artifice de papier coloré. Mais ce rythme ne change rien à l’affaire. Le rêve reste le même que celui auquel s’abandonnent voluptueusement les amoureux de la gare. Dans le tumulte un peu canaille de la fête ou dans le silence qui pèse sur les pierres tièdes des parapets du boulevard, c’est la même chimérique poursuite de tous les mirages de la vie qu’exhalent les grâces conjuguées de la Méditerranée… la luxueuse présence des ciels de velours, les parfums des algues foncées et le perpétuel murmure du ressac.
Bab-El-Oued reste aujourd’hui le même faubourg qu’hier parce que cinquante ans ne suffisent pas à changer des hommes qui ont été pétris par une longue suite de siècles, la même gaieté spontanée chante dans les ruelles, la même ironie éclate dans les appels, la même noblesse dissimule les mêmes difficultés et le même gentillesse, pare d’une émouvante simplicité les sincérités d’un petit peuple. Seuls les accents s’émoussent lentement, la trame colorée de la langue use les teintes trop criardes sur les bancs des écoles et dans les brassages de la vie. Mais mon ami Pons, écoutant l’un de ses voisins éclater de rire a pu encore me dire, il y a encore quelques jours ;
- « Celui-la ne changera jamais… même quand il rit… Il rit en espagnol… »
Une nouveauté cependant a profondément marqué le faubourg. C’est le cinéma.
A ces Latins à l’imagination généreuse, la mystérieuse magie des images a offert un canevas inespéré. Et le filles et les garçons que les rigoureuse disciplines du travail enferment prématurément dans les médiocrités de la vie, suivent chaque semaine, dans l’ombre des salles de projection, à travers les mythes des personnages, de la légende, des rêves, qu’ils n’eussent jamais osé ébaucher seuls.
Leur sens de la grandeur et leur passion de l’amour y trouve des prétextes vraisemblables où ils peuvent accrocher leur goût de l’invraisemblable.
Cela certes n’a pas encore suffi pour transformer Chicanelle, Embrouilloune ou Scaragolette en Douglas Fairbanks, Clark Gable ou Robert Taylor. Mais c’est peut-être pourquoi la savoureuse Mme Solano de Musette, se coifferait aujourd’hui comme Rita Hayworth.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire