Extrait pour vous donner le gousto
Ma mère est venue au monde le 25 Février 1911, à Alger, "dans la plus belle ville du monde", à une époque où la casbah répercutait encore les prières d'un peuple courbé sur son douloureux passé. Dans ces rues aux noms exotiques : rue des Trois Couleurs, rue du Chat, rue du Tigre, rue du Diwan, rue des Jétules, rue du Caftan, rue des Oranges, rue Boulabah..........
Dès mon plus jeune âge, j'arpentais ces chemins frangés d'ombres et de lumières, étroits et parfois nauséabonds, débouchant sur des placettes aérées aux fontaines enchâssées de faïence outremer. J'y découvrais un monde cinématographique et imaginaire qui prenait forme sous mes yeux effarouchés mais grisés par la tentation. Les mauvais garçons y déambulaient à la recherche d'une aventure, les vieux surveillaient du coin de l'oeil l'entrée des maisons closes de la basse casbah qu'ils franchissaient par personnes interposées dans un moment de rêve pourchassé d'un revers de main, les ventres des cafés maures déversaient des nuages odorants de "kawah" et les sages joueurs de dominos claquaient leurs pions avec sérieux et application. Les marchés à ciel ouvert étaient légion mais le marché Randon qui faisait face à la Grande Synagogue, Place du Grand Rabbin BLOCH, représentait le passage obligé du commerce de la casbah.
Je parcourais souvent cette ville grimpante et grouillante qui escaladait, de la mer à la colline, la blanche multitude de terrasses. Pourtant, les souvenirs gravés dans ma mémoire d'exil demeurent attachés aux récits de ma mère, fabuleux voyages au long cours dans le jardin mythique de sa jeunesse. Une jeunesse qui se suffisait de la richesse du coeur foisonnante chez les humbles gens de ce quartier.
Ma mère a ouvert les yeux dans une famille où l'affection et le respect accompagnaient la vie de tous les jours. Une vie de labeur, de sueur et d'amour.
J’adorais faire parler ma mère.
Intarissable comme toutes les nostalgies ayant effleuré le bonheur, ma mère juive d'Algérie escaladait sa mémoire sans effort apparent, un souvenir traînant derrière son image sépia tout un chapelet d'anecdotes puisées à la source de son enfance, entourée de ses frères William, Léon et de ses soeurs Elise, Nadine, Pauline.
Elle me racontait sa prime jeunesse dans cette casbah judéo-arabe coincée à mi-chemin de l'Orient et de l'Occident, en marche vers l'inexorable modernité ensemencée par une France civilisatrice, mais retenue par la force invisible d'un passé millénaire.
En chevauchant allégrement la machine à remonter le temps, elle n'oubliait rien ni personne. Avec une précision méticuleuse qu'elle entretenait à force d'y penser, à force d'en parler, elle décrivait ce monde qui la vît naître et précipiter ses premiers pas vers la religion de ses pères. Véritable guide touristique de la casbah, de "sa" casbah, elle situait chaque pièce de ce puzzle à l'emplacement exact; les ateliers, les échoppes, les petits artisans, les lieux de cultes, d'enseignement religieux, la Médersa toute blanche, immaculée, les Mosquées, les Synagogues, les cafés musicaux. De Brahim le Mozabite, affublé dans ce pays du sobriquet de "Moutchou", tenancier d'une épicerie-capharnaüm parcourue de charançons, qui sentait bon les épices, la bougie, la guimauve, les tramousses et.......l'huile rance. Toujours aux aguets devant les petits "yaouleds", auteur de menus larcins dans la rue Marengo, artère principale de la casbah, il faisait face au salon de Thomas le coiffeur, rendez-vous de tous les amoureux du football algérois, obligés de se contorsionner sur leur fauteuil pour admirer "le travail de l'artiste" dans une glace tenant lieu d'exposition de photos des équipes vedettes du championnat d'Alger. Moktar, le marchand de beignets arabes façonnés d'une main experte, jetés dans l'huile frémissante dans un geste auguste qui s'apprenait comme on apprend le piano, sortis de leur bain brûlant à l'aide d'une tige de fer blanc recourbée pour accrocher le beignet et l'offrir dans son papier absorbant à la convoitise du client par l'odeur alléché.
Aucun détail ne manquait et j'eus souvent l'occasion de revisiter les souvenirs de ma mère juive d'Algérie en parcourant, à mon tour, le théâtre pittoresque d'une enfance à jamais enfouie dans sa valise d'exil. Je marchais, alors, sur ses pas. Je rencontrais les personnages envoûtants qui voyageaient dans ses histoires embellies par les années perdues et je m'apercevais avec tendresse, qu'à aucun moment, sa mémoire n'avait failli.
A l'école de la rue de Toulon où elle fit ses premières armes, sous la baguette sévère d'institutrices revêches, elle se souvenait du bonnet d'âne désignant les "têtes en l'air" à l'innocente vindicte des élèves exemplaires. De sa maîtresse d'école qui se pâmait devant la beauté des grands yeux noirs de la "petite DURAND", qui semblaient soulignés de "khôl". De son préau qui s'ouvrait sur le balcon familial où la guettait sa maman-gâteau comme pour la rassurer dans cette difficile étape de la vie qu'était, alors, l'école communale.
De cette époque, elle avait gardé l'exaltation joyeuse de la petite fille insouciante élevée par sa mère, grondée par son père, surveillée par ses frères, adorée de sa famille. A l'instar de ses soeurs, elle apprenait à coudre et à repriser, à laver et à repasser, à tenir une maison le coeur content et l'âme fière de suivre l'exemple de sa mère qui le tenait, elle-même de sa grand-mère.
Elle se souvenait avec nostalgie de ce petit appartement de deux pièces au 31 rue Marengo, grande trouée qui zébrait la casbah en son milieu et se prolongeait par la rue Randon. J'imaginais en l'écoutant, la dose d'amour nécessaire à la coexistence pacifique de deux adultes et de six enfants, évoluant dans ce minuscule espace laissé ouvert sur le palier pour agrandir le volume et accueillir le courant d'air de l'amitié soufflé par le voisinage. Avec en prime, la fenêtre de la cuisine qui glissait en pente douce et en terrasses multicolores vers l'irréel, le grandiose, le majestueux panorama du port d'Alger.
Ma mère répétait souvent : "De sa cuisine, ta grand-mère voyageait par procuration à bord du Kairouan, du Ville d'Alger ou du Ville d'Oran. L'imagination faisait le reste. Et nous autres, on embarquait avec elle."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire