mardi 13 mars 2018

ET LA VIE CONTINUE DE HUBERT ZAKINE



Marie aima cet ouvrage sur un épisode de la vie de la casbah d’Alger dans les années d’avant-guerre. Bien qu’elle ait promené sa petite enfance sur les rivages algérois, le pays n’eut pas le temps de l’éblouir. Son regard littéraire s’était posé sur des personnages du temps  jadis au parler inondé de soleil qui sut capter son émotion. Une nostalgie empreinte de  pudeur se dévoilait au détour de chaque  page. Elle aurait pu détester ce manuscrit qui lui rappelait le parcours de son père, pourtant, elle goûta cet auteur qui décrivait  simplement les choses de la vie algéroise avec humour et profondeur.

Et ce qui ne gâtait rien, il utilisait le parler  pataouète qui fut bien vite adopté par sa famille pour se fondre dans la population du faubourg.

L'auteur maniait l’humour naturel, à la manière de Marcel Pagnol,  sans avoir l’air de maquiller ses phrases. Il écrivait comme il respirait. Pour qui savait  lire entre les lignes, il dévoilait sa vérité d’amour et de haine, telle une seconde peau qu’il arrachait quand elle le faisait trop souffrir.

Tout d’abord, Marie pensa que Richard Sebaoun taisait sa rancœur par pudeur.  Mais, au fur et à mesure qu'elle cheminait dans son parcours, elle devina le désespoir et la colère. Colère et désespoir d’un vaincu de l’histoire estima-t-elle.


Elle ignorait qu’au-delà de l’épisode tragique que fut la perte de son pays,  l’écrivain était un homme blessé. Dans sa chair et dans sa dignité d’homme. Un garçon qui se disait le roi du monde, insouciant et heureux parmi ses semblables avant le jour maudit où sa vie bascula. Une attaque cardiovasculaire le laissa handicapé à vie. Un garçon qui, tout au long d’une année de rééducation espéra une  délivrance qui ne vint jamais.

Rentré chez lui, vaincu, il chercha dans l’écriture un moyen d’adoucir son mal-être tout en masquant sa solitude. Oui, il était un homme en colère. Qui ne le serait pas? Le médecin avait bien prédit  une amélioration de son moral lorsque le handicap serait accepté. Mais comment accepter l’inacceptable?




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Tout en continuant ses corrections, Marie s’intéressa de plus près à ce romancier  dont le phrasé lui rappelait étrangement celui de son père, savant mélange de réalisme et de fatalisme oriental. Un matin,  elle s'enquit auprès de son patron.

--Monsieur Mani, combien de livres avez-vous publié de cet auteur?

--Quel auteur?

--Richard Sebaoun!

--Sachez que Monsieur Sebaoun est mon ami mais s'il ne l'était pas, je l'aurai publié car il écrit des livres qui me touchent. Si je vous ai confié le matelassier de la casbah d'Alger c'est pour savoir si une lectrice de votre génération peut aimer ce genre de roman.

-- j’adore!

--Vous aimez? Pourtant je craignais que ce langage ne soit pas apprécié par une jeune femme de Bandol.

--Vous oubliez que je suis née à Alger et, si je suis partie bien jeune, mon père me parlait souvent de ses amis de la basse-casbah.

-- Ah oui!  J’avais oublié  que vous étiez née là-bas! En fin de compte, j’ai bien fait de vous confier ce roman. Je crois que c’est le sixième de Richard Sebaoun. Pourquoi vous voulez savoir………..

--Parce que j’aimerais lire ce qu’il a écrit.

--Demandez la liste à Monique.

Resté seul, Sylvain  demeura perplexe devant l’intérêt de sa correctrice. Après s’être posé de nombreuses questions sur l’œuvre de Richard qu’il savait  honnête mais ne remplissant pas les conditions d’un quelconque prix littéraire, il poursuivit son travail en pensant mettre au courant son auteur.




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Marie s’attela  à terminer les corrections du «matelassier de la casbah d’Alger» pour, à ses moments perdus, consulter les autres ouvrages de Richard Sebaoun. Elle avait pris soin de les emporter chez elle afin de les lire à tête reposée sans empiéter sur son temps de travail. Les cinq titres dévoilèrent leurs  attraits pour l’inciter à débuter l’œuvre  la plus séduisante : 12 rue Randon; Pointe Pescade ; Alger, romance inachevée ; Histoire d’une mort annoncée : Ma mère pour l’éternité.

Elle choisit 12 rue Randon car elle se souvenait des histoires de cette casbah judéo-arabe que lui racontait son père. Elle plongea avec délice dans ce monde étrange et mystérieux de la religion juive, d’une bar-mitsvah au temple israélite de la rue Randon, de la complicité d’un peuple laborieux qui tentait par tous les moyens de hisser ses enfants vers la lumière de l’école de Jules Ferry, des cafés à la musique entêtante et des bains maures fréquentés assidument par la communauté juive, de tout un monde en voie de disparition  qui semblait, néanmoins, retenu par le fil invisible du passé.

En lisant 12 Rue Randon, elle avait l’impression de redonner vie à son père en lui faisant emprunter cette basse casbah qu’il n’avait jamais oubliée.


Elle se souvenait combien l’émotion étranglait sa voix lorsqu’il parlait de «son» pays d’outre-méditerranée.

Comme un enfant du pays, il s’était senti concerné par les événements d’Algérie. Il avait milité au sein d’une association interdite par le gouvernement et cela avait renforcé son action d’œuvrer pour la sauvegarde de l’Algérie française.

Elle l’avait même vu fondre en larmes lorsque  le putsch des généraux avait échoué. Lui, le français de pure souche, au cœur froid comme son Auvergne natale,  s’était réchauffé au soleil d’Algérie avant de se prendre d’affection pour ce peuple qui lui avait appris la complicité du rire, la solidarité des larmes et l’amitié de tous les instants. Au contact des algérois qui le considérèrent très vite comme un des leurs, il s’était senti comme un poisson dans l’eau. Il avait appris l’anisette au comptoir des cafés, la khémia indispensable à tout apéritif, la porte  ouverte au grand courant d’air de l’amitié, le chauvinisme des rencontres sportives, les élégances du dimanche matin, les engueulades de bonne santé autour de la belote quotidienne. Oui, il avait appris tout cela et, cerise sur le gâteau, le rire tonitruant qui ponctuait toute conversation comme un don du ciel méditerranéen.

Dès qu’il arrivait quelque part, ses amis le charriaient en entonnant, Toi, l’Auvergnat qui devint l’air à la mode avant son départ  de l’Algérie qu’il vécut comme un exil. Marie avait suivi son combat tout au fond de son regard délavé. Sur son visage attentif, elle lut bien souvent,    la désespérance des impuissants qui cachent leur tourment dans un sourire de façade. Au cours  de ces années obscures, son entourage auvergnat ne le considéra jamais comme un rapatrié et il en ressentit une amertume qui ne disparut jamais. De cela, Marie en était intimement persuadée: son père ne s’était jamais remis de son départ d’Algérie qu’il avait vécu comme un désespoir qui n’osa pas dire son nom. Les  grandes douleurs sont muettes, dit-on. Il avait vécu cette souffrance en ermite, solitaire parmi la multitude. Il s’était dressé entre lui et les hommes de son village un mur d’incompréhension qui se renforça au fil des années. Ce manque de reconnaissance d’une douleur partagée avec ses frères d’Algérie fut une longue plainte qu’il s’époumona à lancer à la ronde sans aucun résultat.

En parcourant les pages, elle découvrait l’amour que pouvait inspirer Alger à ses enfants. L’écrivain racontait sa nostalgie tel un  rempart contre l’oubli qui le guettait comme un vautour charognard. Ses mots  évoquaient un monde disparu si douloureusement regretté par tout un peuple.  Langage anodin  dont elle  ne pouvait se dédouaner aisément. Elle croyait entendre la voix rocailleuse  de son père au détour de chaque phrase. Mêmes expressions pour un même langage, même nostalgie assortie d’une colère rentrée qu’elle devina dès les premières pages. Revenaient sans cesse une trilogie de mots : enfance, amitié, abandon que Marie ne comprenait que trop bien pour avoir écouté la mélancolie paternelle tout au long de sa jeunesse.




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