A présent que ma vie est assise
entre deux chaises, deux pays, deux continents, entre mon enfance tant
regrettée et ma vieillesse tant redoutée, entre ton absence définitive et ta
présence éternelle, je mesure la déchirure des déracinés de ta génération
devant l'infamie d'un exodus à l'envers.
Déracinement sans anesthésie ni
prothèse de ton arbre de vie transplanté dans un sol gelé et inhospitalier. Combien
de larmes a t-il fallu verser, ma mère juive d'ALGERIE, afin que de jeunes
pousses témoignent pour la postérité de sa résurrection.
Ma cinquantaine viola mon coeur
d'éternel adolescent qui refusait jusqu'alors l'inexorable avancée de l'armée
des années enfuies. Ton départ pour le pays aux cent mille étoiles étouffa
l'irréductible jeunesse qui habitait ma maison nimbée d'autrefois, de jadis et
d'antan. Elle révéla mon âge.
--" Quand je serais
grand!" surprenait encore mes projets. Cette phrase de demain parfumait
les rêves d'un gamin de Bab El Oued traînant derrière lui un demi-siècle
d'incrédulité et d'enfance merveilleusement insatisfaite. Tous mes faits et
gestes parfumés de Bébé Cadum et d'Elesca, de Vérigoud et de Crush, de Marignan
et de Plaza, de café Nizière et d'Echo d'ALGER n'étaient qu'enfance retenue et
bain de jouvence dans la permanence d'une idée fixe : redevenir petit.
Caché derrière le paravent de la
nostalgie, je vivais le coeur à l'envers et l'esprit à l'étroit dans le cirque
conventionnel de la sacro-sainte réussite sociale qui m'éloignait de mes
jardins d'Arabie. Je continuais à vivre mes passions au pays d'autrefois, entre
mes livres et tes récits, ma mère juive d'ALGERIE.
Aujourd'hui, je t'ai perdu et perdu
définitivement mon enfance. Tu as rejoins le pays du Bon Dieu et moi celui des
adultes. Dorénavant, le retour aux sources se fera solitaire, à pas lents, à
pas lourds, en traînant la charrette aux souvenirs sur la longue route du
déraciné. Toute volonté tendue, je ferais en sorte de ne pas dilapider ton
héritage, ma mère juive d'ALGERIE.
Je n'oublierais jamais la leçon de
mon maître d'école qui parlait de mondes engloutis et d'espèces en voie de
disparition, m'assurant que seul le coeur des hommes possédait la faculté de
faire oeuvre de mémoire et qu'il en était ainsi, depuis la nuit des temps.
Nulle autre ambition n'habite ces
pleins et ces déliés couchés sur papier nostalgie. Faire revivre ton histoire,
ma mère juive d'ALGERIE, et, à travers toi, tout ce monde disparu un matin de
juin 1962, telle est l'oeuvre de mémoire que mon appartenance à la communauté
juive d'ALGERIE m'impose. Je l'ai entamée dans la souffrance de ton départ et
la poursuivrais dans une douloureuse sérénité où se croiseront et
s'enchaîneront mille souvenirs et regrets d'antan.
Au cours de nos chevauchées en pays
de là-bas, seuls sur notre île naufragée, la mère que tu étais et l'enfant que
je redevenais, nous nous portions secours sans même nous en rendre compte.
Notre oxygène s'appelait ALGERIE.
1955
L'année ne s'annonçait pas sous les
meilleures hospices avec ta perte d'emploi et
l'instabilité de ta nouvelle
situation de retoucheuse. Que la saison voit le chiffre d'affaire des magasins
MESGUISH chuter, le nombre de pièces confiées à tes bons soins chuteraient
inévitablement de concert et ta rémunération fondrait comme neige au soleil.
Heureusement, pour raison de survie, la pauvreté s'additionne souvent de
débrouillardise. Comme dans beaucoup de familles, le frère aîné utilisait les
vêtements des cousins, les passait ensuite au frère cadet pour enfin habiller
le petit dernier. J'étais le petit dernier de la maisonnée et si le vêtement me
parvenait usagé, je ne souffrais pas trop de la comparaison avec les élégants
de mon quartier. Et toi, ma mère juive d'ALGERIE, tu tirais l'aiguille pour
raccommoder, repriser, rajeunir cette garde-robe défraîchie, soucieuse de notre
mise au regard du voisinage, respectueuse de notre souci de paraître. Car même
"si l'habit ne faisait pas le moine", nous ne souhaitions pas passer
pour de vulgaires "gavatchos".
Pour les chaussures, le mode
d'emploi différait sensiblement. Chacun d'entre nous, les gardions plus que de
raison, bien au-delà de l'usure normale. En conséquence, nous n'héritions pas
les mévas, tennis, baskets, pataugas ou mocassins de nos cousins plus âgés. Le
cordonnier trop onéreux nous étant interdit, tu découpais des semelles de
carton pour les introduire à l'intérieur de nos chaussures trouées.
Beaucoup d'enfants se voyaient logés
à la même enseigne de l'indispensable économie, mais contrairement à tes fils
qui n’en possédaient pas ils sortaient les "chaussures du dimanche"
les jours de fête.
Je te rappelais la distribution de
chaussures aux orphelins et aux enfants nécessiteux et combien nous fut pénible
cette charité pourtant bienveillante de la ville d'ALGER.
A présent que glissent ces mots
d'enfance déchirée mais ô combien heureuse sur mes souvenirs d'hier, que
s'égrènent les épisodes tourmentés de ton existence, je m'aperçois, en
parcourant ces allées besogneuses de ma jeunesse, que tu ne t'en plaignais pas
car elle conservaient le parfum de l'ALGERIE. Même les épreuves s'adoucissaient
à l'évocation de ton pays, théâtre de leurs turpitudes mais terre de tes amours
et de tes aïeux.
YYY
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