jeudi 10 août 2017

extrait de MA MERE JUIVE D'ALGERIE de Hubert Zakine



A présent que ma vie est assise entre deux chaises, deux pays, deux continents, entre mon enfance tant regrettée et ma vieillesse tant redoutée, entre ton absence définitive et ta présence éternelle, je mesure la déchirure des déracinés de ta génération devant l'infamie d'un exodus à l'envers.
Déracinement sans anesthésie ni prothèse de ton arbre de vie transplanté dans un sol gelé et inhospitalier. Combien de larmes a t-il fallu verser, ma mère juive d'ALGERIE, afin que de jeunes pousses témoignent pour la postérité de sa résurrection.
Ma cinquantaine viola mon coeur d'éternel adolescent qui refusait jusqu'alors l'inexorable avancée de l'armée des années enfuies. Ton départ pour le pays aux cent mille étoiles étouffa l'irréductible jeunesse qui habitait ma maison nimbée d'autrefois, de jadis et d'antan. Elle révéla mon âge.
--" Quand je serais grand!" surprenait encore mes projets. Cette phrase de demain parfumait les rêves d'un gamin de Bab El Oued traînant derrière lui un demi-siècle d'incrédulité et d'enfance merveilleusement insatisfaite. Tous mes faits et gestes parfumés de Bébé Cadum et d'Elesca, de Vérigoud et de Crush, de Marignan et de Plaza, de café Nizière et d'Echo d'ALGER n'étaient qu'enfance retenue et bain de jouvence dans la permanence d'une idée fixe : redevenir petit.
Caché derrière le paravent de la nostalgie, je vivais le coeur à l'envers et l'esprit à l'étroit dans le cirque conventionnel de la sacro-sainte réussite sociale qui m'éloignait de mes jardins d'Arabie. Je continuais à vivre mes passions au pays d'autrefois, entre mes livres et tes récits, ma mère juive d'ALGERIE.
Aujourd'hui, je t'ai perdu et perdu définitivement mon enfance. Tu as rejoins le pays du Bon Dieu et moi celui des adultes. Dorénavant, le retour aux sources se fera solitaire, à pas lents, à pas lourds, en traînant la charrette aux souvenirs sur la longue route du déraciné. Toute volonté tendue, je ferais en sorte de ne pas dilapider ton héritage, ma mère juive d'ALGERIE.
Je n'oublierais jamais la leçon de mon maître d'école qui parlait de mondes engloutis et d'espèces en voie de disparition, m'assurant que seul le coeur des hommes possédait la faculté de faire oeuvre de mémoire et qu'il en était ainsi, depuis la nuit des temps.
Nulle autre ambition n'habite ces pleins et ces déliés couchés sur papier nostalgie. Faire revivre ton histoire, ma mère juive d'ALGERIE, et, à travers toi, tout ce monde disparu un matin de juin 1962, telle est l'oeuvre de mémoire que mon appartenance à la communauté juive d'ALGERIE m'impose. Je l'ai entamée dans la souffrance de ton départ et la poursuivrais dans une douloureuse sérénité où se croiseront et s'enchaîneront mille souvenirs et regrets d'antan.
Au cours de nos chevauchées en pays de là-bas, seuls sur notre île naufragée, la mère que tu étais et l'enfant que je redevenais, nous nous portions secours sans même nous en rendre compte. Notre oxygène s'appelait ALGERIE.

1955
 L'année ne s'annonçait pas sous les meilleures hospices avec ta perte d'emploi et
l'instabilité de ta nouvelle situation de retoucheuse. Que la saison voit le chiffre d'affaire des magasins MESGUISH chuter, le nombre de pièces confiées à tes bons soins chuteraient inévitablement de concert et ta rémunération fondrait comme neige au soleil. Heureusement, pour raison de survie, la pauvreté s'additionne souvent de débrouillardise. Comme dans beaucoup de familles, le frère aîné utilisait les vêtements des cousins, les passait ensuite au frère cadet pour enfin habiller le petit dernier. J'étais le petit dernier de la maisonnée et si le vêtement me parvenait usagé, je ne souffrais pas trop de la comparaison avec les élégants de mon quartier. Et toi, ma mère juive d'ALGERIE, tu tirais l'aiguille pour raccommoder, repriser, rajeunir cette garde-robe défraîchie, soucieuse de notre mise au regard du voisinage, respectueuse de notre souci de paraître. Car même "si l'habit ne faisait pas le moine", nous ne souhaitions pas passer pour de vulgaires "gavatchos".
Pour les chaussures, le mode d'emploi différait sensiblement. Chacun d'entre nous, les gardions plus que de raison, bien au-delà de l'usure normale. En conséquence, nous n'héritions pas les mévas, tennis, baskets, pataugas ou mocassins de nos cousins plus âgés. Le cordonnier trop onéreux nous étant interdit, tu découpais des semelles de carton pour les introduire à l'intérieur de nos chaussures trouées.
Beaucoup d'enfants se voyaient logés à la même enseigne de l'indispensable économie, mais contrairement à tes fils qui n’en possédaient pas ils sortaient les "chaussures du dimanche" les jours de fête.
Je te rappelais la distribution de chaussures aux orphelins et aux enfants nécessiteux et combien nous fut pénible cette charité pourtant bienveillante de la ville d'ALGER.
A présent que glissent ces mots d'enfance déchirée mais ô combien heureuse sur mes souvenirs d'hier, que s'égrènent les épisodes tourmentés de ton existence, je m'aperçois, en parcourant ces allées besogneuses de ma jeunesse, que tu ne t'en plaignais pas car elle conservaient le parfum de l'ALGERIE. Même les épreuves s'adoucissaient à l'évocation de ton pays, théâtre de leurs turpitudes mais terre de tes amours et de tes aïeux.


YYY

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